Let's Bite

Chapitre 5

J'ignore à quoi je m'attendais en sortant de ce bâtiment atroce, mais ça n'avait rien à voir avec ça. Qui aurait cru que les chasseurs et leurs salles de torture se trouvaient cachés au sein d'un ravissant manoir entouré d'un jardin à la française pleine de haies taillées à la perfection et de fontaines ? Pas moi. Un entrepôt désaffecté au beau milieu de nulle part aurait été, selon moi, un choix plus judicieux. Histoire d'annoncer la couleur : par ici la souffrance.

Situé sur une colline, le domaine des chasseurs domine la ville à tel point qu'on la croirait juché sur une mer de points lumineux. Quelle ville ? Aucune idée. Mon petit frère était passionné par les créatures surnaturelles, pas par ceux qui les chassaient. Mes donnés se limitaient donc à « ils existent » jusqu'à il y a encore quelques jours.

Le tableau aurait presque pu être beau et apaisant si on faisait abstraction des quelques corps dispersés ça et là et de celui plus massif que les autres plantés au sommet d'une fontaine. De loin, je n'en distingue rien mis à part que les articulations de cette chose semblent être tournées dans le mauvais sens, mais je sais qu'il s'agit d'un autre démon. Pour ce qui est de l'identité de celui qui l'a empalé... Il n'y a qu'une seule personne ici en mesure de porter une chose pareille là-haut.

Mon regard se tourne vers Ash, dont les traits crispés me rappellent qu'il fait un effort surhumain pour ne pas faire demi-tour et finir ce qu'il a commencé. Declan, toujours sous sa forme de Berserk, nous suit d'un pas tranquille, l'une de ses chaînes enroulées autour de mon poignet. De temps en temps, un grognement lui échappe et le vampire se tend, mais l'ours finit toujours par souffler tandis que l'une de ses larges pattes balayent le moindre objet susceptible de diminuer sa colère. C'est donc sans la moindre discrétion que nous fendons littéralement le jardin, détruisant au passage toutes les sculptures, bancs, fontaines et arbustes qui croisent notre route. Difficile de dire que je le regrette. Je me suis engagée à éviter un massacre, pas à limiter les dégâts matériels.

− Comment vous m'avez retrouvé ? demandé-je alors que les grandes grilles qui délimitent le domaine apparaissent.

C'est la mâchoire contractée et le corps tendu que Ash me répond.

− Plus tard. Il ne faut pas que je pense à ça maintenant ou je ne réponds plus de rien.

Voilà encore une chose qui différencie mes amis du genre humain. La colère chez nous est certes violente, parfois incontrôlable, mais elle s'étouffe et s'apaise souvent sans que qui que ce soit n'a à être blessé. Chez eux, qu'ils soient Berserks, Vampires, Loups-garous ou encore Fées et sorcières, la colère est une avalanche de cadavres. Un déchaînement de fureur qui se solde toujours par le sang versé de ceux qui les ont offensés.

J'acquiesce donc en silence. J'ai beau vouloir des réponses, je souhaite encore davantage quitter cet endroit de malheur sans avoir à revoir le moindre chasseur.

*

À demi-consciente, je laisse Ash nous guider au travers de rues désertes. Même les lampadaires semblent s'être mis d'accord pour nous offrir la protection de la nuit. Ou bien un certain vampire les a détruits avant l'assaut ? Toujours est-il que je ne vois rien du tout. J'ignore où il nous emmène et mon état de fatigue ne me permet pas de m'en inquiéter. Lorsque, au détour d'un virage bordé d'un petit parc, Ash me demande de rendre son apparence humaine à Declan, j'obéis par pur réflexe. J'ai à peine enregistré sa demande que mon ami se retrouve à genoux sur le sol. Ses traits sont tirés, son corps vacille et tremble, mais comme toujours Declan est indemne.

Il émet une plainte lorsque Ash lui ordonne de se mettre debout, mais obtempère malgré tout. Quelques mètres plus tard, la lumière dorée des lampadaires inonde la rue dans laquelle nous nous engageons. Un bus nocturne passe près de nous sans ralentir, ramasse quelques passagers un peu plus loin et continue sa course dans l'indifférence la plus totale. Passée inaperçue aurait dû me réjouir, pourtant je ne peux pas m'empêcher de penser que j'aurais préféré que pour une fois, mes semblables réagissent à ce qui se passe juste sous leurs yeux. Pour qu'ils réalisent enfin que les monstres qu'ils enferment et chassent sont peut-être d'anciens amis à eux, leurs enfants, leurs parents qui se sont simplement retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment.