Chapitre 36

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La douleur est si réelle, si forte, que lorsqu'elle me ravage, j'ai la sensation que quelqu'un m'arrache le cœur de la poitrine à mains nues. Je la sens contre mes côtes, dans l'air glacé dans mes poumons, elle me dévore à mesure que mon esprit analyse ce qu'il sait, ce qu'il voit, ce qu'il comprend et les répercussions de toutes ces informations. Car si c'est bien le visage rond de mon petit frère et ses mèches brunes et crasseuses qui lui tombent devant les yeux, c'est aussi le regard d'un démon qui l'habite.

Quelqu'un me saisit à la taille pour m'empêcher de tomber. Ou bien de bouger ? Je ne sais pas trop, tout me semble soudainement si flou, si dépourvu de sens.

− Merde, merde, merde ! s'écrie Tryg avec fureur.

− Qu'est-ce qu'on fait ?

− J'en sais foutrement rien putain ! aboie-t-il.

Camille se renfrogne, mais lorsque son regard croise brièvement le mien, elle reprend aussitôt son calme.

− Mave... qu'est-ce que tu veux faire ?

Je voudrais que la créature qui habite le corps de mon petit frère de douze ans cesse de me regarder, je voudrais qu'elle disparaisse, qu'elle brûle en enfer pour avoir osé le toucher. Mais la seule chose à laquelle j'ai le droit c'est un sourire mauvais, riche d'une satisfaction morbide. Même la douleur que lui inflige la lumière ne saurait chasser cette joie malsaine qu'elle éprouve à me voir la découvrir dans le corps de Rémy.

Le hurlement qui m'échappe résonne dans le gouffre dans un écho insupportable de haine et de douleur. Je ne le contrôle pas, pas plus que ces crocs dans ma bouche qui me démangent de mordre, de déchirer, de tuer ! Mes dents claquent par réflexe lorsque qu'un grognement rauque remonte dans ma gorge. Sans l'étau du bras de Ash autour de moi, je me serais déjà jeté sur lui pour le démembrer, réduire cet être ignoble en charpie pour m'avoir pris toute ma famille.

− Mave... souffle Ash à mon oreille. Calme-toi, c'est ton frère, tu ne peux pas le tuer.

Non, pas lui, mais la chose en lui, si. Parce qu'elle s'est liée à un être humain et que je compte bien détruire tout ce qui la retient ici.

− Amène-le moi, j'ordonne à Tryg.

Il hoche la tête, ravi par la perspective de traîner le démon jusqu'à moi. Declan se change aussitôt, alternant d'une seconde à l'autre de la peau d'un homme à celle du Berserk. D'un bond, l'un comme l'autre traverse le gouffre pour atterrir non loin de la crevasse. Le poids de Declan manque de provoquer un énième éboulement, mais avant même que les cailloux ne se mettent à rouler, il s'élance à la suite de Tryg. Ash s'écarte légèrement de moi, et fait signe à Camille et Melanthe de surveiller nos flancs. Déjà une bonne dizaine de démons s'extirpent des profondeurs malgré la lumière aveuglante du sort de la sorcière. Les premiers se jettent aussitôt sur la fleur pour l'arracher avec hargne du sol. Les autres ne tardent pas à se masser autour de nous, tous plus difformes et inquiétants les uns que les autres. Très peu ont une silhouette humanoïde, la plupart se tiennent à quatre pattes, le corps arqué dans des positions impossibles avec pour seul point commun, ces yeux vides et noirs.

Lorsque Tryg atteint le démon qui a pris possession de mon frère, aucun de ses congénère ne semble vouloir s'interposer. Ils restent là, bien visibles à mesure qu'ils sortent de leurs trous, leurs regards braqués sur moi. La main de Tryg se referme sur le col de Rémy, froissant encore davantage le pyjama salis par des semaines passées sous terre. Le démon ne se débat pas, il se contente de rire, de ce genre d'éclats hystériques qui rendent même la bouche d'un enfant digne de cauchemars.

J'aimerais pouvoir dire que c'est grâce à la présence des Berserks ou du soleil que les démons peinent à se jeter sur nous. Je voudrais croire qu'ils ont peur, ne serait-ce qu'un peu, mais je sais qu'il ne s'agit pas de ça. Car lorsque Tryg lâche le corps de Rémy devant moi et que Declan abat une lourde patte dans son dos pour le faire tomber à genoux, le démon n'a pas cessé de rire.

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