Lendemain de tempête

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J'ai pleuré toute la nuit. Je ne savais pas qu'on pouvait pleurer autant en si peu de temps. Je ne me souviens pas avoir déjà été en si piteux état. Pas même après le départ de mon père. J'ai mal, je crois. Et je suis fatiguée, ça j'en suis sûre. Je me force à sortir du lit où je n'ai pas réussi à fermer l'œil de la nuit et attrape les premiers vêtements que je trouve dans ma commode. J'attends quelques secondes, la main sur la poignée, avant de pénétrer dans le couloir. Le sentiment de pitié ne cesse de gonfler dans mon cœur, j'ai l'impression qu'il m'étrangle, je peux presque sentir ses serres aiguisées autour de ma cage thoracique. Je ne respire plus correctement, j'étouffe. Pathétique. J'atteins la salle de bain en un temps record, mes doigts tremblants claquent la porte et je peux enfin relâcher le soupir que je retenais depuis plusieurs secondes. Je dois avoir une sale tête, j'ose quand même un regard dans le miroir. Il me renvoie un reflet que je déteste : des paupières gonflées, des iris cerclés de rouge, des cernes creusés. Le reflet d'une fille dont le masque d'assurance a volé en éclats et dont les morceaux continuent de s'écraser avec fracas. Je détourne les yeux rapidement. Je n'ai aucune envie de voir ça.

Je n'ai pas quitté ma chambre depuis que je suis revenue de la salle de bain, il y a trois heures. Je tourne en rond, comme un lion en cage, à ceci près qu'aujourd'hui, la lionne a laissé place à une biche apeurée. Je déteste être aussi fragile. Je déteste avoir donné à mon frère autant de pouvoir sur moi. Pourtant, je crois que ce qui prédomine dans ma tête à cet instant, c'est la colère. La fureur. La rage. J'en ai tellement accumulé ces dernières années, la journée d'hier n'a été que le coup de grâce. J'en veux à mon père d'avoir été aussi cruel, aussi sincère. J'en veux à mon frère d'avoir ainsi exposé mes faiblesses. J'en veux même à Lydia de n'avoir rien dit sur l'accident. Je me sens tellement minable de penser ça, parce que c'est moi qui ai décidé de me dénoncer, elle ne m'avait rien demandé. Mais je crois que finalement, la personne à qui j'en veux le plus, c'est moi. Parce que j'ai été assez stupide pour entraîner mes amis dans mes bêtises, et parce que je sais, je sens au fond de moi que si c'était à refaire, je retomberais dans mes travers sans une once d'hésitation. Parce que c'est comme ça que je fonctionne, je réagis toujours à chaud, je fous toujours tout en l'air. Mon père a raison, je suis juste un putain d'aimant à problèmes.

Je résous ma troisième équation lorsque deux coups brefs sont frappés à ma porte. Je me fige. Personne n'a tenté de m'adresser la parole depuis hier, il faut dire que je ne leur en ai pas vraiment donné l'occasion. À la porte, la personne insiste, je me crispe un peu plus lorsque j'entends mon grand-frère m'appeler à travers le bois. Un simple « Eli », répété qui réussit à casser le rythme régulier de mon cœur. Je veux lui ouvrir, j'en meurs d'envie même, mais dans un coin de ma tête ma colère gronde, et comme toujours, elle prend le dessus. Une larme s'écrase sur ma feuille, étalant l'encre encore fraîche sur le papier blanc. Je ferme les yeux et m'intime durement de ne pas craquer. J'en ai marre des sanglots et des pleurs. J'essuie alors rageusement ma joue sillonnée par l'eau salée tandis que dans le couloir les pas s'éloignent. J'aimerais lui dire au revoir, je voudrais être capable de sortir de ma chambre et de lui sauter dans les bras, lui souffler que notre dispute n'a pas tant d'importance. Je ne fais rien. Mes doigts restent agrippés aux bords de mon bureau, je m'y accroche de toutes mes forces. Aujourd'hui, c'est mon point d'encrage.

Mais alors que la porte d'entrée claque au rez-de-chaussée, je ne peux m'empêcher de guetter l'allée de la maison depuis mon balcon. Jason avance jusqu'au coffre de la voiture de mon père. Il y dépose sa lourde valise - ses affaires avaient disparu de ma chambre à mon retour de la salle de bain. Mon cœur se serre. Ce n'était pas ainsi que je m'imaginais passer la dernière journée de Jay en Californie. J'aurais dû lui faire faire un dernier tour de la ville à moto, comme ce que nous avons fait à notre retour de chez les parents de Lauren. J'aurais dû monter avec lui dans cette voiture, l'accompagner à l'aéroport et aider mon père à arracher Noah des bras de notre grand-frère, au lieu de quoi, je rumine dans ma chambre. Mes paumes s'accrochent à la poignée de la porte-fenêtre avant que je ne puisse les en empêcher. Les éclats de voix de mes frères me parviennent dans l'entrouverture, je tends l'oreille puis finis par me glisser discrètement sur le balcon. Je me colle à la vitre de sorte à ne pas être visible et les écoute se dire au revoir, se promettre de s'appeler plus souvent. J'ai la désagréable impression d'être de retour cinq mois en arrière, quand nous nous séparions de notre mère. Aujourd'hui, les adieux ont un goût encore plus amer. Je presse mes paupières, ravale les larmes qui menacent de s'en échapper. Lorsque je les rouvre, le regard de mon aîné me surprend. Ses iris marron pénètrent les miens, son regard pèse une tonne sur mon cœur. Je ne parviens pas à m'en détacher, comme si, malgré notre dispute, mon inconscient refusait de le passer partir alors que nous sommes en froid. C'est Jason qui rompt en premier notre échange, il détourne les yeux, quand notre père tapote son épaule. Une main en visière pour se protéger du soleil, mon géniteur lève son visage pour m'observer.

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