La bulle

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Le samedi suivant, je décide de me réveiller à sept heures trente. Je me maudis d'avoir ainsi sacrifié une grasse matinée quand les épouvantables bips répétitifs de mon réveil résonnent dans toute la pièce. J'enfouis ma tête dans mon oreiller et grogne. Pourtant, je me force à sortir du lit au bout de cinq minutes, un vrai record ! J'ouvre immédiatement ma porte fenêtre, les rayons du soleil m'éblouissent, plissant mes yeux et mon nez. Il fait déjà grand jour, même à cette heure si matinale. J'aperçois, sans grand étonnement, qu'il n'y a pas un chat dans la rue. J'enfile une tenue de sport et descends à la cuisine sans faire de bruit. Mon père s'y trouve déjà, il fait la vaisselle et ne m'entend pas entrer dans la pièce.

- Salut, prononcé-je doucement d'une voix rauque pas tout à fait réveillée.

Il sursaute et éclabousse le plan de travail. Je souris en voyant l'eau couler.

- Tu es bien matinale Eli, t'as mal dormi ?

- Non, j'ai mis mon réveil. Je vais aller m'entraîner au club de boxe.

- Oh, tu veux que je t'y dépose ?

- Non, je vais y aller en moto.

Je me sers un verre de jus pendant que mon père s'essuie les mains. Il fait couler du café dans sa tasse et viens s'installer au bar, en face de moi. Plusieurs secondes passent sans qu'aucun de nous n'ouvre la bouche. Cela fait cinq ans que j'attends de revoir mon père, cinq ans de vie à lui raconter, de souvenirs à partager, pourtant rien ne sort. J'ai l'impression de ne rien avoir à lui dire. Le temps où Jason et moi nous battions pour savoir qui aurait le monopole de la parole à table me semble si loin, resté chez moi sur la côte Est, à des milliers de kilomètres.

- Tu te sens bien ici ?

Je sens le regard de mon père, identique au mien, qui me fixe sans flancher. Je relève les yeux quelques secondes et les replongent dans mon jus d'orange. Je hausse les épaules.

- Ça va. Lauren et les garçons sont plutôt cools.

- Non, je voulais dire ici en Californie, à Los Angeles.

- Oh, euh oui. C'est différent, murmuré-je. C'est...

Mes mots restent en suspens, coincés au fond de ma gorge, comme s'ils refusaient de sortir, si bien que c'est mon père qui finit ma phrase en devinant sans aucune difficulté ce que je voulais dire.

- C'n'est pas New York.

Je ne sais pas quoi répondre, alors je ne dis rien. À quoi bon, mon père a toujours su me comprendre. C'est pour cette raison que j'avais toujours été plus proche de lui que de ma mère, que son départ a été si dur, que son absence m'a été si douloureuse. Mon père doit remarquer l'air maussade qui s'est emparé de moi car avec un petit sourire, il ajoute :

- Je crois bien qu'il va nous falloir des litres de lait concentré sucré.

Je relève la tête amusée. Il s'en rappelle. Le lait concentré sucré a toujours été mon point faible, mon péché mignon. C'est la seule chose qui peut me remonter le moral quand je suis triste ou énervée. Mes parents en gardaient toujours un tube dans un des placards de la cuisine en cas de coup de blues. Jay s'amusait souvent à coller une étiquette qui déclarait : « en cas d'extrême urgence ».

- Ça me semble être une bonne idée, souris-je à mon paternel.

Je finis mon verre d'une traite et file à toute vitesse à l'étage pour finir de me préparer. Quand je redescends, un quart d'heure plus tard, mon père a quitté la cuisine lui aussi. Je sors la bouteille d'eau de mon sac de sport et la remplis en silence. J'attrape un papier vierge qui traîne sur dans la cuisine et y inscris que je suis partie. Je dépose mon mot sur la table, attrape mes clés et me précipite dans le garage, impatiente.

AdrénalineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant