« Lorsque je danse, je ne cherche à surpasser personne d'autre que moi. »
Mikhaïl Nikolaïevitch Barychnikov
Un chorégraphe russe célèbre a dit un jour que lorsqu'il dansait, il ne cherchait à surpasser personne d'autre que lui-même. C'était un mensonge. Tout au plus une rêverie destinée à motiver les petits rats de l'Opéra quand ils entraient à l'école, en sixième division. Je me tuai à la tâche tous les jours, comme tous mes camarades de division, pour être la meilleure. Il n'était plus question de se surpasser, il était question de qui aurait le premier rôle féminin du prochain spectacle de l'école, de qui parviendrait à passer le concours interne de fin d'année haut la main, de qui serait pris dans une compagnie, de qui finirait par devenir la nouvelle étoile de l'Opéra.
- Rubis, retire tes pointes s'il te plait.
Je m'y attendais mais je le ressentis quand même comme une humiliation cuisante. On ne guérit pas d'une tendinite d'Achille si facilement, même en prenant en compte les deux mois de repos imposés par les vacances d'été.
- Tout de suite, madame Ivanovich.
Je m'assois sur le parquet de la salle de danse, un peu à l'écart du groupe qui enchainait l'exercice pour la première fois, et m'attelai à retirer les rubans satinés noués à mes chevilles. Je sentis les regards que les filles me lancèrent, de la pitié ou de la satisfaction, peu importait, elles se délectaient d'une façon ou d'une autre de mon malheur.
Je croisai le regard de Juliette en me relevant, demi-pointes aux pieds, qui venait de terminer son exercice de pirouettes avec la grâce d'un cygne, quelques fines mèches rousses collaient à ses tempes. Son sourire narquois m'indifférait. Notre aversion mutuelle ne datait pas d'hier et elle atteindrait son paroxysme si l'une d'entre nous était nommée étoile de l'Opéra de Paris, d'ici quelques années. Vu ma condition physique, j'étais plutôt mal partie pour, ne serait-ce que, réussir l'examen de fin d'année pour intégrer le corps de ballet.
- Jasmine, ne casse pas tes poignets.
Le ballet était un monde horriblement cruel. Seuls les meilleurs parvenaient à se hisser tout en haut, et parfois l'effondrement de son rêve et de tout cet acharnement ne tenait qu'à une blessure physique. C'était un univers où l'excellence et la perfection dominaient, et où les querelles et les coups bas s'enchainaient. Les années apprenaient à toutes les danseuses de l'école qu'être trop gentille ne menait à rien. Les meilleures d'entre nous étaient souvent les plus méchantes, celles qui savaient se mettre en valeur en dévalorisant les autres, celles qui savaient jouer de leurs charmes et piéger sans vergogne leurs prétendues amies.
J'avais fait partie de ces filles trop gentilles, trop naïves et pleine d'espoir en arrivant ici. Du haut de mes onze ans, tout droit venu de la province française, je m'imaginais déjà forger des amitiés mémorables et intégrer le corps de ballet de l'Opéra à la fin de ma dernière année. Aujourd'hui, je riais de cette petite fille naïve qui n'avait pas la moindre idée de la réalité dans laquelle elle s'embarquait. Cette petite fille aurait mieux fait d'écouter sa mère.
- Du nerf Roxanne ! Fais-moi tourner ces bras ! S'époumone Katrina Ivanovich avec son accent russe très prononcé.
Il avait tendance à s'accentuer lorsqu'elle s'énervait. Je repris vite ma place pour enchainer les exercices. Cet exercice de pirouettes se faisait par deux au centre de la pièce, et les danseuses s'enchainaient sans interruption. La pianiste, Françoise, ne consentait à s'arrêter seulement si notre professeure le lui demandait.
J'observai Roxanne et Rose qui terminaient, essoufflées mais gracieusement, leur exercice. Puis ce fut mon tour, je reproduisais pour la seconde fois les petits enchainements précédant les pirouettes avec Opaline. La sensation différait sans mes pointes mais l'exigence restait la même. Tout se jouait dans les détails, dans l'élégance des portées de bras et de l'extension subtile des muscles.
- Rubis, c'est mieux.
Ça ne me réconfortait pas. Elle insisterait pour que je délaisse mes pointes à chaque fois jusqu'à ce qu'elle me juge apte à les enfiler à nouveau. Cette situation m'irritait, j'aimerais que mon corps récupère plus vite.
Je ne fus plus la cible des commentaires et réflexions d'Ivanovich durant la suite des exercices, et je m'en fus satisfaite. Étant en dernière année, nous savions que notre avenir se jouait principalement sur les prochains mois. En première division, nous étions dix-neuf, dix filles pour neuf garçons, et tous, ou presque, passerions le concours interne pour entrer dans le corps de ballet de l'Opéra de Paris. J'avais dix concurrentes féminines internes, sans compter les candidates externes à l'école, et les places étaient limitées.
- Merci les filles, à demain.
Recouverte de transpiration, les jambes endolories par ce troisième jour de reprise, j'enfilai des survêtements, attrapai mon sac et rejoignis madame Ivanovich pendant que mes camarades quittaient la classe.
Katrina Ivanovich dirigeait la première division depuis que j'étais à l'école, je l'avais croisé à maintes et maintes reprises plus jeune. Son chignon pâle et ses traits sévères me faisaient peur, à l'époque, maintenant je ne la trouvais plus aussi terrifiante.
- Tu as la cheville instable, Rubis, soupira-t-elle.
Mon tendon d'Achille me faisait vivre un enfer ces derniers mois. J'étais folle de rage lorsqu'on m'a dit que je devais impérativement arrêter de danser si je voulais récupérer et ne pas risquer de la casser.
- Les médecins disent que j'ai récupéré.
- Les médecins ne connaissent rien à la danse, dit-elle, pleine de méprise. Tu dois te ménager jusqu'à ce que ton tendon ait retrouvé sa motricité antérieure. Je t'interdis d'utiliser tes pointes d'ici là, compris ?
Le mécontentement glissa sur ma peau, mais je ne comptais pas accepter sans rien dire.
- Ma mère vous en a-t-elle parlé ?
Elle en était forcément la commanditaire.
- Ta mère n'a pas besoin de me dire quoi que ce soit, j'ai des yeux, tu sais. Tu n'es pas apte à pratiquer, un point c'est tout.
- Très bien, soufflai-je en serrant les dents, résignée.
- Ne fais pas la grimace et passe voir la kinésithérapeute, ça ne pourra pas te faire de mal. Si j'entends dire que tu ne te ménages pas, je te suspends.
La menace était clair comme de l'eau de roche. J'avais plutôt intérêt à faire profil bas et attendre gentiment que mon tendon d'Achille récupère sa gloire perdue. Je m'arrêterais dans le hall de l'école pour hurler de frustration si je ne passais pas pour une dingue en le faisant. Je nageais dans le flou depuis des mois à cause de cette tendinite, et je refusais de devoir abandonner ma carrière.
Je pris mes affaires et quittai l'école pour rentrer chez moi, agacée et épuisée par cette journée. Lorsque j'ouvris la porte de mon appartement, ma mère m'attendait sagement dans la salle à manger.
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l'Opéra : le lac des cygnes (Terminé)
RomanceRubis se démène pour devenir la meilleure étoile de tous les temps ; difficile quand sa mère est déjà considérée comme telle. Plongée dans l'univers cruel et sans pitié du ballet, Rubis sait à quoi s'en tenir lorsqu'elle entame sa dernière année à l...