Chapitre 3

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« C'est le destin qui distribue les cartes, mais c'est nous qui les jouons »

Randy PAUSCH

Le jour de l'annonce du casting, je finissais la journée avec le cours de contemporain du professeur Aguilera. Tous mes camarades de division et moi-même nous étirions encore lorsque madame Ivanovich et tous nos professeurs entrèrent dans la salle. Je sentis l'excitation monter autour de moi alors que nos professeurs nous jaugeaient du regard.

Je jetai un oeil circulaire dans la salle pour voir les visages s'illuminer, excepté celui du garçon qui obtiendrait, sans surprise, le rôle du prince Siegfried dans les prochaines minutes.

Arsène Visconti. Un mètre quatre-vingt dix de muscles longs et secs. Le meilleur danseur de toute la division, et ce, depuis son arrivée à l'école de danse. Son talent n'était plus à prouver, pas plus que son incroyable capacité à vous ignorer. Je l'admirai certainement autant que je le détestai. Juliette et lui avaient récupéré les premiers rôles de chaque ballet de fin d'année ces quatre dernières années, et Juliette ne s'était jamais privée de s'en vanter sur tous les toits.

- Tu penses que Raphael obtiendra le rôle du baron ? Me demanda Opaline en posant sur moi ses yeux sombres.

De toutes les filles, elle était l'une des seules à m'adresser la parole de temps en temps. Il fallait croire que les rumeurs grotesques de Juliette n'avaient pas perverti tout le monde.

- Probablement, il a beaucoup progressé l'année dernière.

Il ne le méritait pas forcément, bien sûr. Je le trouvais imbu de lui-même et parfois méchant avec ses paires. Peut-être que je ne digérai toujours pas non plus la relation chaotique que nous avions eu il y a deux ans.

- Bonjour à tous, nous salua Ivanovich en souriant tout juste. Après vous avoir observé depuis la rentrée, nous avons fait notre choix, avec l'aval de la directrice, pour le casting du Lac des Cygnes.

Assise en position indienne, j'avais les mains jointes sur mes chevilles, déjà serrées d'amertume. Ivanovich commença par les rôles masculins, ceux pour lesquels je n'arrivais jamais à être surprise. Arsène fut nommé prince Siegfried et j'aperçus à peine l'ombre d'un sourire sur son visage tandis que Raphael ne se gêna pas pour étaler sa joie au grand jour. Noah obtint le rôle de l'ami du prince, ça fit sourire Arsène. Ces deux-là s'entendaient bien, d'après ce que j'avais pu voir ces dernières années. J'irai même jusqu'à dire qu'ils étaient de bons amis.

- En ce qui concerne les rôles féminins...

Juliette se dandinait déjà sur son derrière, le sourire aux lèvres. J'en roulais des yeux d'exaspération, focalisant mon attention sur mes guêtres dont la laine marine s'effilochait sur les bords.

- Nous avons décidé qu'Odette serait jouée par Rubis.

Tous les regards se tournèrent vers moi dans un silence étouffant.

J'étais tellement surprise que je me pris à penser que je venais de rêver les paroles de madame Ivanovich. Après tout, je ne pensais cette réalité possible que dans un univers parallèle.

Mais Juliette me foudroya, de ses grands yeux verts, avec une telle haine que je crus qu'elle allait se jeter sur moi. Et ça je ne pouvais pas le rêver.

- Madame Ivanovich, je ne comprends pas, dit-elle d'un ton mielleux. Rubis est encore en convalescence, elle ne sera jamais prête d'ici à la représentation.

Ivanovich ne se laissait pas attendrir par Juliette, jamais, et j'adorai ça. Sa dureté typiquement russe la rendait imperméable à toutes sortes de flatterie et de perversion.

- Rubis va parfaitement bien, Juliette, mais c'est gentil à toi de t'en soucier. Son état de santé a été pris en compte et nous avons estimé qu'elle serait prête.

Les rôles suivants furent distribués mais l'ambiance n'était plus la même. Juliette ne se laisserait pas reléguer au second rôle aussi facilement, je m'attendais déjà à des représailles. Mais je m'en fichais amplement, j'allais jouer Odette et rien ne pourrait m'empêcher de le faire. Et surtout, j'allais travailler étroitement avec Arsène. À vrai dire, j'étais plus effrayée par la perspective de travailler avec lui que d'une Juliette enragée.

J'avais un faible pour Arsène depuis longtemps. Bon, peut-être minimisai-je un peu la situation, j'étais vraiment, vraiment, sous son charme. Mais je le cachais plutôt bien, jusqu'à l'oublier complètement parfois, surtout quand je savais que Juliette et lui étaient sortis ensemble pendant un temps. Maintenant, comment le cacher en le côtoyant tous les jours ? Nous allions devoir danser ensemble et il était tout bonnement hors de question que je laisse cette attirance vieille de six ans me compliquer la vie pour ce premier rôle que j'avais tant rêvé d'obtenir.

- Les répétitions auront lieu tous les jours à partir de la semaine prochaine. Je m'occuperai personnellement des vôtres, Rubis, Juliette et Arsène. Vous avez intérêt à vous montrer solides.

Avec Ivanovich, je ne doutais pas que j'allai souffrir.

- Bravo, Rubis, me félicita Opaline.

Elle était sincère, ça me prit au dépourvu. Les démonstrations d'affection et les compliments me passaient généralement au-dessus de la tête s'ils ne provenaient pas de personnes que je valorisais dans ma vie.

- Merci, lui répondis-je en souriant un petit peu.

L'esprit délicat et raffiné d'Opaline contrastait avec ceux de la plupart des danseuses. Son caractère plutôt doux ne lui causait aucun problème avec les autres mais il l'empêchait aussi de viser plus haut. Opaline, plutôt que de jouer le rôle de la mère de Siegfried, aurait aisément pu prétendre au rôle d'Odile. Je la trouvais douée, mais pas suffisamment affirmée et parfois elle préférait céder plutôt que de se battre jusqu'au bout.

- Ta mère va être ravie !

Nous y voilà. Tout ce que je faisais et réussissais se rapportait toujours à ma mère. Je n'étais pas elle et ne le serait jamais. Je n'avais pas sa douceur de caractère, son tact et sa gentillesse avec les autres. Je ne possédais aucune de ces qualités, j'étais purement centrée sur moi-même, hypocrite, mauvaise au possible et diablement compétitrice.

Je ferai mieux que ma mère. Je brillerai mille fois plus.

Je serai la plus grande étoile que le monde n'ait jamais connu.

Et je ne laisserai rien ni personne m'empêcher d'atteindre cet objectif. 

l'Opéra : le lac des cygnes (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant