« Il n'y a rien de plus précieux en ce monde que le sentiment d'exister pour quelqu'un »
Victor HUGO
Irène Deschamps. Étoile du ballet de l'Opéra de Paris de 1996 à 2009 et décrite comme l'une des plus grandes danseuses de son temps. C'était une célébrité de renommée internationale, encore invitée à tout un tas d'évènements à travers le monde.
Et c'était aussi ma mère.
- Maman, qu'est-ce qui t'amènes ?
Ces visites impromptues enjolivaient rarement mes journées.
- Toi, quelle question voyons.
Elle portait une de ces tenues très élégantes et chics qui rendaient toujours grâce à sa silhouette gracile et sèche.
- Ne tourne pas autour du pot, je suis fatiguée et j'aimerais me coucher tôt.
J'abandonnai mon sac de sport sur l'un des tabourets dans la cuisine et retirai mes sneakers alors que ma mère ne me lâchait pas des yeux. Je savais par expérience que son regard de lynx voyait tout, y compris les plus infimes mouvements du corps.
- Comment étaient tes premiers jours ? Demanda-t-elle, pleine d'entrain.
Autre chose que je supportais une fois sur deux chez elle : sa bonne humeur implacable.
- Bien. Comme tous les ans, répondis-je en m'installant dans le canapé.
Je ne rêvais plus que de nouilles sautées et d'une série Netflix. Pourquoi ma mère tournait-elle autour du pot de manière si évidente ? Nous savions toutes les deux où elle comptait en venir.
- Ont-ils décidé quelle serait la représentation du mois de décembre ?
- Le lac des Cygnes.
L'un des plus beaux ballets au monde, à mes yeux. J'attendais que nous le dansions depuis mon entrée à l'école, littéralement. Mais les sélections s'opéraient via les professeurs et je me doutais bien qu'avec mon tendon encore fragile, je ne risquais pas de décrocher le rôle d'Odette.
- Quand les professeurs annonceront-ils le casting ?
- La semaine prochaine.
- As-tu tes chances pour jouer Odette ?
- Maman, dis-je d'une voix tendue, tu sais très bien que mon tendon d'Achille ne me permet pas de danser suffisamment bien pour ce rôle.
Ma mère sourit, de ce sourire qui avait fondre des milliers et des milliers de spectateurs au fil des années.
- Ma chérie, tu vas te remettre en scelle dans les semaines qui viennent. Tu as l'impression d'être désavantagée et c'est normal, mais tu verras, tu récupéreras ta motricité complète d'ici quelques semaines.
J'aimerais la croire, mais je ne pouvais m'empêcher de douter. Et soyons honnête, j'avais peur que cette période de convalescence s'éternise et m'empêche d'être la meilleure possible.
- J'espère, maman. De toute façon, je crois que personne n'a envie de me voir décrocher le premier rôle, ajoutai-je aigrement.
- Tu ne parles toujours pas aux autres filles ?
Tous les ans, la même question. Je ne voulais pas être méchante avec ma mère, j'avais conscience de tout ce qu'elle faisait pour moi, mais je détestai qu'elle se sente toujours obligée d'être triste parce que je ne m'étais jamais fait d'amies à l'école. Du moins, pas comme elle. Ma mère était de celle que tout le monde admirait de loin, et bien ce n'était pas mon cas. Je le vivais plutôt bien d'ailleurs.
- Elles ne m'apprécient pas, pour les trois quarts. Et je ne leur en veux pas puisque c'est réciproque.
À vrai dire, j'avais bien essayé de me faire quelques amies en sixième division, mais ça n'avait fonctionnait que pendant un cours laps de temps.
- Tu sais, je pourrais glisser un mot à la directrice. Nous sommes des amies de longue date.
- Je ne préfère pas. Ça ne m'intéresse pas d'être leur amie, je veux simplement être meilleure qu'elles.
Je ne vivais que pour ça, pour les surpasser. Enfin, surtout pour surpasser Juliette. Dans toute cette histoire, l'unique problème venait d'elle. Elle avait monté les autres contre moi lorsque nous avions onze ans, et depuis elle régnait en maitre sur les filles autant que les garçons. La reine des abeilles et ses travailleuses dévouées.
- Ne t'en fais pas, vraiment, insistai-je en esquissant un semblant de sourire. Tu me connais, j'ai toujours été un loup solitaire. Ça ne risque pas de changer de sitôt.
Son téléphone se mit à sonner. Je devinais à son visage qu'elle ne s'éterniserait pas plus que ça. C'était typique de ma mère, elle passait chaque fois en coup de vent. Je ne lui en voulais plus, à force. J'avais appris à me contenter de la solitude et de mon envie dévorante de faire mieux que tout et tout le monde.
- Je suis désolée, ma puce, je vais devoir y aller.
Elle m'embrassa sur la joue.
- On se revoit bientôt, et n'oublie pas de m'appeler si tu as un problème !
J'entendis la porte claquer et le silence reprendre ses droits.
- Oui, maman, murmurai-je en fixant la porte du regard.
Je me fis à manger rapidement avec l'intention de regarder une série jusqu'à ce que je m'endorme mais l'envie n'y était plus lorsque je m'installai dans le canapé avec mon chat. Ma mère avait mis en évidence, une fois de plus, mes peurs les plus profondes. Je voyais déjà Juliette se voir octroyer le rôle d'Odette et ça me rendait malade de jalousie. Je récoltais le second rôle à chaque fois, ça commençait à me rendre folle. De toutes mes concurrentes dans la division, pourquoi elle ? Elle se comportait comme une peste, sans morale et sans pitié, avec tout le monde. Je rêvais de l'écraser, de la piétiner jusqu'à qu'elle perde l'envie même de danser.
Oh oui, c'était cruel et vicieux. Mais pour survire dans le monde du ballet, il fallait savoir se montrer féroce et faire certaines concessions pour briller.
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l'Opéra : le lac des cygnes (Terminé)
RomanceRubis se démène pour devenir la meilleure étoile de tous les temps ; difficile quand sa mère est déjà considérée comme telle. Plongée dans l'univers cruel et sans pitié du ballet, Rubis sait à quoi s'en tenir lorsqu'elle entame sa dernière année à l...