Chapitre 11

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« L'enfer, c'est les autres »

- Jean-Paul SARTRE

    Maude Lambret dirigeait l'école national de l'Opéra de Paris depuis près de dix ans. À l'intérieur du bureau qu'elle occupait, je me sentais prise entre deux filets, comme une sorte de poisson ne trouvant aucune sortie de secours. Je savais très bien pourquoi je me trouvais ici cet après-midi, il ne pouvait pas y avoir beaucoup d'options. Mais je n'aimais pas qu'on me materne comme s'apprêtait à le faire Maude. Sa relation avec ma mère biaisait ses rapports avec moi.

    Elle me fit assoir sur une chaise bien dodue alors que je ne demandai qu'à sortir et retourner en cours.

- Isabelle m'a dit que tu t'étais blessée avec des éclats de verre.

    Les faits d'abord, la leçon de moral ensuite.

- Je sais que ce milieu ne fait pas de cadeau, et j'essaie de maintenir un ordre plus ou moins stable entre mes danseuses et danseurs. Rubis, si tu es victime de harcèlement par un ou plusieurs de tes camarades de classe, tu peux me le dire.

- Je ne subis aucun harcèlement, mentis-je, si simplement, en soutenant ses iris brunes.

    Pas à proprement parlé. Je dirai que je subissais quelques intimidations, et de toute façon je ne voulais pas qu'elle ou qui que ce soit d'autre intervienne entre Juliette et moi. Ça ne ferait que lui donner raison, or je comptai lui prouver que je n'avais pas besoin de la renommée de ma mère pour être meilleure qu'elle et mériter ma place, autant que les autres, dans cet établissement.

- Tu ressembles à ta mère comme deux gouttes d'eau, en plus têtue et bornée. Ce n'est pas une bonne chose pour toi de me mentir Rubis.

    Physiquement, ma mère et moi étions modelées dans le même bois. J'avais ses longs cheveux bruns et raides, des yeux d'un bleu-gris nuageux, des cils sombres et une forme de visage angulaire, presque androgyne. Sa génétique m'avait fait hériter de sa silhouette : un corps mince, grand, gracile, et des muscles secs. La danse ne laissait pas beaucoup la place aux formes dans tous les cas.

    Psychologiquement, je ne connaissais pas de personne plus différente de moi dans mon entourage proche. Nous n'avions rien à voir, des opposés solaires sur tout et n'importe quoi. À commencer par notre relation à l'honnêteté et les mensonges, que je trouvai parfois nécessaires. Une vérité cachée ne pouvait pas faire de mal.

- Écoutez, c'est probablement une mauvaise blague qui a mal tourné. Je n'ai que quelques plaies qui disparaitront dans moins de dix jours, et je pourrais reprendre mes répétions avec Arsène pour le Lac des Cygnes.

    J'allais rendre la monnaie de sa pièce à Juliette, et cette escalade ne se terminerait qu'à la fin de l'année, ou lorsque l'une de nous deux serait devenue étoile de l'Opéra de Paris. Et je m'en satisfaisais, parce que la compétition faisait partie du jeu. Et je haïssais Juliette avec une telle passion que je ne pourrais jamais admettre à un adulte que je risquais ma carrière au jour le jour pour détrôner une peste qui me pourrissait la vie.

    Maude poussa un long soupire, elle s'enfonça dans son fauteuil. Les cheveux gris plaqués en arrière, noués en chignon, on devinait facilement sa carrière d'étoile.

- Je ne te crois pas, me dit-elle très simplement, le regard aussi fixe qu'un prédateur. Mais j'ai bien compris que je n'allais rien tirer de toi. Tu peux y aller. Je ne sais qui ou ce que tu essayes de couvrir, mais si je l'apprends, tu ne t'en sortiras pas aussi facilement.

    Je ne débattrai pas avec elle à ce sujet, et je voyais mal comment elle pourrait apprendre que Juliette avait collé du verre au fond de mes pointes. Elle n'irait pas s'en vanter auprès de la directrice.

l'Opéra : le lac des cygnes (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant