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Assis l'un face à l'autre, nous peinions à croiser nos regards, s'évitant comme deux psychotiques, nos corps pourtant à quelques centimètres.

Ken était à son troisième café, je ne sais pas si ça avait un lien avec les cernes qui ornaient ses yeux bruns, ou avec notre rencontre, mais il les avalaient tous à une vitesse que je ne croyais pas possible .

De mon côté, j'étais plutôt à l'inverse du rythme du jeune homme. L'anxiété me ralentissait de façon notable et je n'étais qu'au début de ma dégustation de mon café, celui-ci étant désormais tiède.

J'avais eu le temps d'observer l'endroit dans lequel on était. Je ne sais pas s'il m'avait invité ici parce qu'il connaissait, qu'il y avait un endroit assez à l'écart pour être tranquille, si c'est parce que c'était face à mon lycée, ou si c'est simplement parce que c'est un chouette lieu.
Parce que c'était un chouette lieu. Les moulures et miroirs ornant les murs donnaient l'impression de s'être téléporté en plein Versailles, les quelques peintures décoratives étaient de bons goûts, tout comme leur café moulu.
L'ambiance aurait pu être aussi légère que le lieu l'y invitait, pourtant, il n'en était rien.

Depuis qu'il s'était rassis face à moi, il y a une vingtaine de minutes, nous n'avions pas repris notre conversation houleuse. Et malgré que je lui ai demandé de revenir, de façon implicite, je n'étais clairement pas décidée à relancer la conversation. J'étais ouverte à ce qu'il parle, limite à ce que je réponde s'il n'était pas trop agaçant dans ses questions, mais ça n'irait pas plus loin.

Cordiale, sans être amicale. Et comme ça, j'espérais que la rencontre se termine sur une note très ennuyante, plate, pour qu'il lâche l'affaire.

Au fond de toi, t'as pas envie qu'il lâche l'affaire.

Pour l'instant, il n'était pas décidé à le faire puisque c'est lui qui, enfin et pour briser ce silence pesant, relançait l'échange.

- Du coup, tu fais quoi de tes vacances de Noël ?

- Mes parents rentrent à Bordeaux, on se retrouve tous là bas, avec Léo et Armelle, je pars vendredi, je lui répondais simplement, sans penser à le questionner en retour.

Il acquiesçait, et se retrouvait à nouveau face au silence.

- Tu vis toujours chez elle ?

Cette deuxième question était moins simple.
Pourtant ma réponse était toute trouvée.

- Oui, toujours.

Il tentait d'analyser ma réponse, évidemment moins assurée puisque je lui mentais ouvertement, mais semblait finalement me croire car il reprenait une gorgée de café, signe que, sur ce sujet, il lâchait l'affaire.
Je ne sais pas trop pourquoi j'avais décidé de lui mentir, mais l'idée qu'il pourrait me questionner encore plus sur ce sujet s'il le savait m'avait conforté dans ma décision.

- Tu continues de peindre ?

Cette fois-ci, la question me plaisait. Enfin, j'avais l'impression d'être autre chose que la gamine à surveiller. Alors, rien d'étonnant quand je lui répondais bien plus enjouée, un fin sourire sincère aux lèvres.

- Oui. Comme je peux, car Armelle m'a tout retiré après ton départ, il fronçait les sourcils, semblant intéressé. Elle a découvert certains trucs, et elle m'a tout confisqué. Maintenant je peux plus que compter sur moi même pour la peinture, mais je me débrouille.

- Qu'est ce qu'elle a découvert ?

Mon sourire disparaissait aussi vite qu'il était apparu, et je plongeais mon regard dans le fond de ma tasse de café.
Il était relou à casser ce genre de conversation.

Pour preuve de mon mécontentement, je ne répondais même pas, me contentant de hausser les épaules.

- Ça fait combien de temps qu'on s'est pas vu, genre ça doit faire deux-

- Trois mois, je le coupais pour rectifier, plantant mon regard dans le sien.

Il hochait la tête, en signe d'abdication, puis poursuivait.

- Je suis parti au Japon, comme je t'ai dis tout à l'heure, sans mon téléphone. Là-bas, c'est un truc de fou comme l'art urbain est développé. J'ai pensé à toi à pleins de moments, il racontait le sourire aux lèvres, tu sais même les bouches d'égouts sont peintes par des artistes.

Il continuait de me parler d'art et ça ne faisait que me rappeler pourquoi j'avais apprécié lui parler le peu de fois où je l'avais fais. Ma tête s'était petit à petit décollée de ma main pour le regarder me raconter toutes ses anecdotes, admirative.

- Ça te plairait, là-bas, j'en suis sûr, il terminait.

Je hochais la tête, un léger sourire aux lèvres, en espérant qu'il comprenne que ça m'avait fait du bien de parler d'autre chose que de mes galères, pendant un instant.
Et à nouveau, il me faisait revenir à la réalité. Mais cette fois ci, ça me blessait peut être un peu moins.

- J'ai essayé de te recontacter, en rentrant en France et en voyant tes messages, il s'éclaircissait la gorge, gêné, mais t'as dû changer de numéro, non ?

Je me sentais comme obligée d'ajouter, comme pour me justifier :

- J'ai perdu mon téléphone, j'ai dû racheter une carte SIM, du coup j'avais plus aucun contact.

Il hochait la tête, semblant assembler dans son esprit tous les événements qui ont fait que l'ont ne s'est pas recontacté. Il a suffit de plusieurs malchances.

Comme si le monde ne voulait pas qu'il veille sur moi.

- Bon, Odraz, il se levait, replaçant sa casquette sur sa tête, cette fois je dois vraiment partir.

Je restais assise, immobile, à attendre qu'il parte.
Cette conversation avait été aussi bizarre que chamboulante, j'avais comme l'impression que de mon côté, ce n'était qu'un espèce de combat, où renvoyer le maximum de punchlines me ferait gagner quelque chose. Lui ne l'avait pas perçu comme ça, car il avait fait abstraction de mes réponses courtes et parfois hautaines.

- On se revoit à ton retour de vacances ?

Je haussais les épaules, pas certaine de cette idée.
Pourquoi il voulait me revoir déjà ?
Ça y est, il s'était expliqué sur son manque de réponse et sur son absence, sa conscience était désormais tranquille, alors, il pouvait me lâcher, non ?

- Tu m'enverras un message ? Je ne répondais pas, le regard droit devant moi, mes dents en train d'arracher la peau autour de mon ongle.

Il se contentait de souffler doucement, posant sa main sur mon épaule le temps d'un instant, et il était parti, un billet déposé sur la table pour payer nos consommations.
Son départ m'emplissait de deux sentiments opposés : la déception, sans que je ne sache si j'étais déçue de moi pour avoir agis ainsi ou de lui, et le soulagement, de savoir que cette rencontre était finie, et que désormais, je pouvais, si je le voulais, l'ignorer et ne plus jamais le revoir.

Car j'avais bien perçue, à travers ses questions, ses regards, que Ken cherchait à bien faire, auprès de moi. J'avais presque peur de me dire qu'il cherchait à s'attribuer une place pour me surveiller, veiller sur moi.

Et cette idée d'à nouveau créer un quelconque lien avec ce type me ramenait automatiquement à l'idée que les adultes me laissaient tous tomber, et que lui aussi, en était capable.
Alors je fuyais, à nouveau.

ODRAZOù les histoires vivent. Découvrez maintenant