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Je ne sais pas si mes mains tremblent parce que j'ai attendu ce moment depuis plusieurs mois, ou si c'est parce que la colère remonte justement parce que j'ai attendu ce moment pendant plusieurs mois, et qu'il n'était pas arrivé avant.

Ken, les mains dans les poches et son éternelle casquette noire masquant une partie de son visage, restait planté devant moi. J'aurais pu ne pas le reconnaître, mais je l'ai vite reconnu. Je ne sais pas si c'est à cause de l'effet qu'il produit sur moi, ou à cause de ses quelques mèches brunes qui tombent de sa casquette et son bouc mal taillé qui le trahissent. Son visage arborait une mine sérieuse, presque trop. Son regard ne cessait de passer de mon visage à ma main, qui tenait encore mon cylindre en braise. Comme mon visage, en braise.

Le moment était tellement intense, gênant de part le silence qui régnait, et intimidant à travers son regard perçant, que je me sentais presque forcé d'écraser le joint contre le bois de notre banc. Comme prit en flagrant délit.

En tout cas, il est là, moi aussi je suis là, et je crois que je n'ai jamais eu autant envie d'être ailleurs que devant lui, sous son regard.

Nathan et Lisa ont l'air d'avoir compris que l'inconnu face à eux, qui éclatait clairement notre bulle vitale de bonheur amical, n'était en fait pas réellement un inconnu pour moi. Et surtout qu'il était Ken, celui qui m'avait hanté pour pas grand chose pendant tant de temps, et qui avait de ce fait, hanté les conversations des pauses déjeuners au lycée. Il n'était donc un inconnu pour personne.

- Qu'est ce que tu fous avec cette merde dans les mains ? Il crachait, en lançant en même temps un coup de tête vers ma main, qui tenait encore mon joint éteint.

Euh...comment ça ?
Je restais muette, sans réponse à lui donner à part un léger bégaiement de gêne.

C'est dingue cette facilité qu'a notre cerveau à imaginer mille scénarios pour envisager une situation, mais lorsqu'on y est enfin confronté, on est incapable de le mettre en place.
Exemple : j'avais imaginé une centaine de fois la façon dont je pourrais témoigner ma colère à Ken, pour à la fois ne pas passer pour une folle car on ne se connaissait finalement pas beaucoup, mais en même temps lui montrer que j'étais profondément déçue et triste. Même si je savais que ce n'était pas uniquement à cause de lui.

J'étais comme déconnectée de la scène.

Ken se penchait, me coupant de mes pensées, et attrapait brusquement le cylindre de mes mains, le tournant dans ses mains. Son regard délaissait le mien et venait se poser sur Nathan, qui lui, loin d'être intimidé, continuait de fumer tranquillement.

- C'est toi qui lui refile tes merdes ?

Son ton agressif ne semblait même pas ébranler l'assurance de mon meilleur ami, qui ne répondait pas, continuant de fixer avec arrogance le jeune homme face à lui.
C'est son agressivité qui me réveillait de ma phase perdue.

- Mais t'es malade de lui parler comme ça.

Dès lors, son regard perçant se replaçait sur moi, sa tête se relevait me laissant distinguer l'intégralité de son visage sérieux.

Il ne semblait pas savoir quoi répondre, et je crois même que c'est ce qui réveilla la colère enfouie depuis bien longtemps.
Il n'était même pas capable de s'expliquer. Il restait là, les bras ballants, à nous juger du regard.

- Qu'est ce que tu fous là ? Je lui crachais, ayant retrouvé mon assurance. 

Il eu un léger mouvement de recul, étonné de mon attitude.

- Je t'ai vu par hasard. J'avais plus de tes nouvelles, et après j'ai vu...

- T'avais plus de mes nouvelles ? Je le coupais, lui envoyant mon regard le plus noir. C'est gentil de t'en inquiéter des semaines après Ken.

- Ecoutes, je veux pas qu'on en parle là, maintenant, devant tout le monde, il désignait mes amis, et je peux pas rester longtemps en public, alors donne moi ton téléphone.

Mes sourcils se fronçaient, une grimace traversait mon visage tant la colère était intense.

- Et puis quoi ? Tu crois que t'as le droit de venir me donner des ordres comme ça et me juger sur ce que je fais parce qu'on a parlé 2 fois ensemble ?

- Bon vas y, casse moi pas la tête, donne, il tendait sa main, attendant mon téléphone.

Un rire cynique sortait involontairement de ma bouche, et je m'apprêtais à répliquer à nouveau quand je sentais la main de Nathan à ma gauche plonger dans ma poche arrière de jean pour en retirer l'objet convoité.
Il tendait le téléphone à Ken qui, sans me laisser le temps de réagir, l'attrapait et tapait rapidement sur l'écran.

- Je t'ai mis mon numéro, j'me doutais que tu ne l'avais plus. Envoie moi un message dès que t'es dispo pour qu'on en parle. Il commençait déjà à s'éloigner après avoir rendu le téléphone à Nathan, mais il se retournait une dernière fois. Et arrête de fumer de la merde.

- Parce que tu comptes répondre cette fois-ci ? Je lançais, en référence à son avant dernière phrase.

Elle semblait le piquer particulièrement, parce qu'il s'arrêtait dans sa marche, sans se retourner. Ses mains avaient retrouvé ses poches, sa tête était baissée, ne laissant personne apercevoir son visage. Il finissait par repartir, comme il était arrivé, en parfait inconnu.

Ma colère n'étant pas redescendue, je me retournais vers Nathan, descendant du banc pour me retrouver à la même place que Ken occupait quelques secondes plus tôt.

- Pourquoi t'as fais ça ? Je crachais en direction de mon meilleur ami.

- Flemme que tu regrettes de ne pas lui avoir donné ton tel, et que t'en reparles pendant encore 4 mois, à chercher sa silhouette dans tout Paris, il répondait nonchalamment.

- T'avais pas à prendre cette décision pour moi.

- Mais de quelle décision tu parles ? Comme si t'allais jouer ta vie. Intervenait Lisa, lui valant un regard noir de ma part. Un énième.

- Od' je t'aime hein tu le sais, mais avoue que, ça te coûte rien d'aller écouter ce qu'il a à te dire. En plus, si tu veux on prépare un speech d'enfer pour le faire culpabiliser, vous redevenez amis, tu retrouves une once de sécurité et de fraternité, tu peux parler art avec lui et moins avec nous, même si on adore ça, et c'est génial !

- Mais j'ai pas envie ! Je le connais même pas, je m'en tape de sa gueule, il a pas été là au bon moment, tant pis pour lui.

- Tant pis pour lui, ou tant pis pour toi ? Ose me dire que c'est pas toi qui a le plus perdu dans cette histoire et qui aurait le plus à retrouver en acceptant de lui parler ? Ose me dire que t'en crève pas d'envie ?

Je soufflais et me rasseyais brusquement sur le banc, clôturant la conversation.

Je haïssais le pragmatisme de Nathan.

ODRAZOù les histoires vivent. Découvrez maintenant