La pianiste

2.3K 36 4
                                    

Elle portait encore des couches quand pour la première fois ses doigts caressèrent les touches de ce vieux piano oublié au fond de ce café. Ces touches devinrent  ses amies quand les petites filles de son âge apprenaient tout juste à bercer leur poupée.  Sous ses caresses  elles se laissèrent apprivoiser et lui apprirent à déchiffrer leur langage. En retour ces  touches qu'elle avait appris à connaitre lui offrirent  une musique qui l'émerveilla un peu plus chaque jour,  la faisant planer en écoutant les sons qu'elle arrivait à leur voler. Au fil des années, elle  acquit un savoir  qui fit la joie et la fierté des personnes qui l'entouraient. Elle avait une façon à elle de faire danser les notes, d'entrainer ses mélodies dans son paradis, dans une course effrénée d'où elle sortait généralement épuisée, mais heureuse. Ce piano au clavier usé d'avoir été tant utilisé était devenu un vieil ami et elle adorait venir au bar de Nick pour se défouler dessus et le martyriser.

Quand elle tirait la petite banquette et qu'elle s'asseyait tout disparaissait. Le monde s'évaporait.

Son sourire doux était de plus un puissant atout pour attirer les clients sans le sou, fauchés ils étaient en entrant, plus fauchés encore ils étaient en sortant,  mais toujours avec le sourire. Au fond de ce vieux bar que l'on aurait pu croire miteux, un rayon de soleil illuminait les lieux,. Sous ses doigts la magie opérait, les notes s'envolaient créant un monde dans lequel, elle seule  évoluait. Sa bulle était hermétique, elle ne recevait aucune pique, aucune critique. Ceux qui l'écoutaient la connaissaient et jamais ne lui manquaient de respect. Elle se sentait reine quand elle prenait place sur son petit tabouret pour donner vie à sa musique qu'elle laissait  s'envoler sur les murs de ce vieux café qui l'avait vu évoluer.

Sous l'emprise de celle -ci, elle n'entendait, ne voyait plus rien, elle voyageait chaque soir vers cette destination qu'elle appelait passion. Elle était aussi sage que belle et sa beauté en attirait plus d'un qui espérait un jour finir entre ses reins. Elle ne faisait attention à personne,   physiquement présente, son esprit vagabondait loin, très loin de sa réalité, si loin qu'elle avait toujours du mal à revenir dans ce petit espace qui était sa vie. Elle reprenait conscience doucement, s'arrachant avec peine à ce moment envoutant.

Mais attention, ne pas s'y fier,  la demoiselle était rebelle, certains en avaient fait les frais, belle oui, douce oui, mais pas stupide....

Ce soir, le café est bondé. Ils sont  plus nombreux qu'à l'accoutumée. Normal ce soir elle joue. Elle ne s'entraîne pas, elle donne un petit concert pour son plaisir et le leur  aussi. Elle se dit que c'est pour l'entendre qu'ils sont là, certains oui mais pas tous, elle n'est pas dupe, tant pis elle laisse vagabonder son esprit, cela fait d'autant plus de clientèle pour Nick et lui donne un public....

Mais que fait elle dans ce coin perdu ?

Elle espère, elle rêve...

Elle rêvait qu'un jour, elle trouverait l'amour. Elle rêvait qu'un jour, elle pourrait vivre sa vie en partant à la découverte de ce monde encore inconnu, sa passion comme horizon. La musique l'habitait, la transportait, la faisait s'échapper de cette petite ville sans attrait où elle était coincée.

Ses doigts sur ces touches usées qu'elle connait par coeur ne lui appartiennent plus, ils sont une entité indépendante, ils vivent  eux aussi leur propre existence, courent sur le clavier, donnent naissance aux notes qui  fuient, se sauvent, sautent  sur les murs, se courent les unes après les autres, rebondissent de table en tabouret, envahissent l'espace où elles explosent en une myriade d'étoiles qu'elle seule peut voir mais qui  lui  laissent un grand vide une fois terminé.  Elle soupire, revient  sur terre, regarde autour d'elle, referme le clavier et se lève. La magie s'en est allée.

Et ce soir comme tous les soirs quand elle a finit de faire rêver, son auditoire applaudit et en redemande.

"Oh Albane continue s'il te plait c'était tellement beau".

"Merci mais il faut que je rentre ".

Chaque fois elle jouait le jeu et saluait en leur faisant une jolie révérence. Les heures défilant sans qu'elle ne s'en rende compte.

Nick derrière son comptoir où il essuie ses verres la regarde se diriger vers lui.

"Tes clients vont finir fauchés comme les blés à consommer pour pouvoir m'écouter".

"Tu ne peux pas laisser un tel talent végéter, il va falloir que tu te décides à partir d'ici un jour".

Elle contourne le bar, embrasse Nick sur la joue et se dirige vers la sortie.

"Un jour peut être Nick, un jour peut être".

Mais sera-t- elle prête.



La pianisteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant