Les larmes de la mer

Chapitre 17

« Passe-moi donc l'eau Adryanna veux-tu ?»

Sans un mot de plus, sa fille attrapa le pichet d'eau et se leva afin d'en servir à son père. L'atmosphère était tendue autour de la table, depuis qu'Ismaël avait senti combien celle qu'il avait élevé se sentait mal. Elle versait de l'eau dans son verre sans un seul regard, l'air faussement concentré sur sa tâche à laquelle en réalité elle n'accordait aucune attention. Essayant de combler le silence pesant qui s'était installé, Elijah eut la présence d'esprit de dire avec douceur et tact :

« J'ai appris que vous repartiez, Ismaël... Si je puis me le permettre, à combien estimez-vous la durée de votre voyage ?

— Je ne saurais le dire avec certitude, tout dépendra de ma quête... Les ordres de sa Majesté sont clairs, je ne reviendrai pas à moins d'avoir trouvé ce que nous cherchons, ou en cas de circonstances... Plus tragiques. Mais, à ce propos, je comptais vous dire quelques mots. »

Il reposa le verre dans lequel il était en train de boire, et inspira profondément. Son regard balaya la pièce, s'attardant quelques instants sur le portrait de sa femme bien-aimée, accroché avec soin juste en face de lui. Il l'avait posé dans la salle où il se trouvait trois fois par jour, afin de pouvoir toujours sentir sa présence. Ses yeux semblaient le porter, l'encourager à choisir soigneusement ses mots, comme elle l'aurait fait si elle avait encore été de ce monde.

Ses yeux se posèrent alors sur la descendance de cette femme, celle qui n'avait jamais pu la connaître telle que lui l'avait connu, et quelques larmes voulurent s'échapper de ses yeux mais il les réfréna sans qu'aucune trace n'en soit visible. Ce n'était ni le lieu ni le moment.

« Je tiens à vous assurer que tout se passera bien, et surtout que je ferais tout pour rentrer au plus vite... Ma chère Adryanna, je sais que ce voyage est pour toi un objet de profonds tourments, et crois-moi j'en suis extrêmement désolé... Je veux que tu sache ma chère fille, que rien au monde ne me plairait plus que de rester avec toi durant cette période, ou même de t'emmener avec moi, mais... Je ne peux prendre ce risque, et je sais que tu seras entre de bonnes mains. »

Son regard se porta sur Elijah, dans un sourire paternel et doux. À cet instant, il montrait combien il avait confiance en lui, et en sa capacité à être présent pour la personne qui comptait le plus à ses yeux. Son expression n'était que sincérité et sérieux, calme et plein d'attachement.

« Je ne sais pas à combien de temps se portera ma mission, mais il ne se passera pas un seul jour sans que je ne pense à toi Adryanna, à vous deux... Il sera compliqué pour moi de recevoir vos lettres mais, en cas de besoin, vous avez votre mentor Elijah, je suis convaincu qu'il saura vous aider... Et bien sûr, j'ai demandé à tante Marie de venir ici, au manoir Adryanna, afin que veiller sur vous et de maintenir la maison... »

À la mention de sa tante, la jeune fille détourna les yeux d'un air sec, contrariée. Les deux hommes de la pièce savaient combien elle détestait cette femme. Pour autant, sa tante avait toujours été là pour veiller sur elle en l'absence de son père, mais avait parfois manqué de tact. Un défaut que n'avait jamais supporté la jeune femme.

« Pensez-vous réellement que tante Marie saura gérer la situation ?

— Je sais que tu doutes d'elle, mais crois-moi elle vient pour t'aider... Si tu ne lui fais pas confiance, fais-le pour moi, je te le demande... Ce n'est pas que je doute de toi, mais je veux être sûr que tu ne seras jamais seule, et c'est aussi plus convenable pour qu'Elijah puisse te rendre visite.

— Peut-être, mais je ne peux pas supporter l'idée que vous allez partir seul, loin de tout pendant des semaines, je... J'aurais aimé prendre part à l'expédition avec vous, et non en être privée de cette façon, sans raison valable. »

Ismaël eut un soupir silencieux. Il connaissait sa fille, il savait combien elle était frustrée de ne pas pouvoir prendre part à quelque chose qui avait autant d'importance pour lui. Elle aurait voulu partager la soif d'aventures présente dans les yeux de son père, vivre ça avec lui et il savait sa fierté assez importante pour ne pas admettre explicitement qu'elle en avait besoin. À chaque voyage, il s'agissait de la même chose, et elle était toujours contrariée avant son départ.

Cette fois-ci était une des pires, car en plus d'effectuer un voyage exceptionnel il n'avait aucune date de retour et elle n'avait pas été conviée à y prendre part, ce qui n'arrivait que très rarement. Il fallait qu'il redouble de patience envers elle, pour la rassurer et pour lui faire accepter cet énième abandon, même temporaire. Et cette énième privation.

« Je vais revenir Adryanna, je ne compte pas prolonger ce voyage plus que nécessaire et tu ne seras pas seule... Rappelle-toi que tu as quelqu'un avec toi...

- Je comprends votre quête père et je ne m'y oppose pas, mais nous savons tous les deux que je suis autant concernée que vous, et pour autant vous êtes le seul que sa Majesté a prié de faire ce voyage. J'aurais aimé venir avec vous, et ainsi faire ce voyage ensemble d'autant plus que je connais ces créatures, mais je ne remets pas en cause vos décisions et celles de la reine.

- Je sais, je veux juste t'assurer que tout cela ne durera pas de trop, et que tu auras rapidement de mes nouvelles. Nous avons déjà été séparés de nombreuses fois, mais jamais sans réussir à nous retrouver. Tu as ma parole que, même si nous sommes pris par le temps, je t'écrirai aussi souvent que possible pour te tenir informée. »

A ces mots, sa fille eut un sourire forcé.

« Bien sûr, je ne doute pas que vous me reviendrez, père, ni que vous trouverez ce que vous cherchez. »

Elle esquissa un sourire qui relevait plus de la politesse forcée que de la sincérité, et s'essuya légèrement le coin de la bouche avec sa serviette tandis qu'elle cessait de le regarder. Son père ne répondit rien, prenant le temps de songer quelques instants avant de regarder Elijah.

« Mon cher, nous faites-vous parvenir quelques nouvelles de votre bienfaiteur ?

— Eh bien, Monsieur Windsor... »

Elijah se redressa, ravi de pouvoir lui en apporter même s'il aurait préféré cela en d'autres circonstances, attrapant discrètement la main de celle qu'il aimait sous la table.

« Monsieur Medvedev m'a chargé de vous dire que votre intuition en matière d'affaires s'était révélée plus qu'efficace, et il vous en remercie grandement. »

L'homme lui adressa un discret sourire de remerciement pour son intervention.

« Vous lui direz qu'il ne me doit rien, et que notre marché quant à mon expédition tient toujours. »

Adryanna eut une légère ébauche de sourire sur ses lèvres, malgré elle. Elle savait que le bienfaiteur d'Elijah était un homme bon et avisé, et qu'il avait été comme un père pour lui, ce qu'elle appréciait beaucoup. Beaucoup d'hommes étaient fermés d'esprit, et l'idée d'embaucher et de sortir de la misère un ancien esclave était tout bonnement inconcevable pour eux.

Son regard se perdit quelques instants dans celui de l'homme qui était à côté d'elle. Même si elle était réellement accablée de ne pas participer à l'expédition, et qu'elle se faisait du souci pour son père, une part d'elle était apaisée de savoir qu'ils pourraient passer ces mois ensemble. Ou, tout du moins, essayer de se voir sans que sa tante ne vienne perturber leurs moments tous les deux.