Chapitre 4

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Les deux hommes fument leur cigarette en silence, ni l'un ni l'autre n'ose le rompre. Gabriel observe Bardella, qui contracte sa mâchoire à un rythme régulier, ce qui trahit un conflit intérieur ou un énervement sous jacent : il n'en sait rien. Le premier ministre est bien content d'avoir réussi à relancer la partie, et d'en être le décisionnaire. Le coup de la vidéo surveillance qui fuite était du génie, selon son équipe de communication. Évidemment, ils avaient d'abord râlé en apprenant ça, puis Camille l'avait appuyé. La chaîne TV n'a pas rechigné à leur faire parvenir la bande de vidéosurveillance dans les plus brefs délais, sans trop demander d'explications ; de toute façon, il suffisait de la visionner pour comprendre pourquoi le camp présidentiel souhaitait l'avoir en sa possession. Pour rester discret, ils ont fait appel à un charlatan qui se vantait de maîtriser l'art de la lecture sur les lèvres. Ce n'était pas parfait, mais l'essentiel était bien retranscrit.

- Comment est sortie la vidéosurveillance de nous deux ? Jordan brise le calme régulier des oiseaux qui chantent, et du moteur grondant des voitures.
- Oh, Jordan, ne me la fait pas. Je ne suis pas un lapin de trois semaines, je sais que ça faisait partie de ton plan de m'humilier un peu plus en m'affichant complice avec toi. Rétorque Gabriel en mentant effrontément, mais il a déjà répété la scène avec Camille, et rien ne transparaît.

Jordan a l'air offusqué et il se redresse brutalement, ce qui fait tressaillir Gabriel malgré lui. Il ne croit pas que Bardella puisse être violent, mais le premier ministre a bien compris que celui-ci était imprévisible, incontrôlable et obsessionnel : ce sont les mots de son équipe. Et l'obsession est tombée sur Attal.

- Ce n'est pas moi ! s'exclame Bardella, avant de se rendre compte qu'il n'est pas judicieux de trop lever la voix. Je ne savais même pas qu'on était filmés, et je ne savais encore moins que tu allais te ramener. Je voulais juste prendre l'air, puis tu es arrivé.
- Ce n'est pas moi non plus, répond Gabriel en haussant les épaules.

Il ment comme un arracheur de dent, mais Gabriel s'en fiche. Voir Jordan sortir de ses gonds est jouissif.

- Qui, autre de nous deux, pouvait savoir qu'on s'est retrouvés dehors ?
- C'est toi qui m'a retrouvé, d'abord. Moi je ne t'attendais pas, je voulais être tranquille.
- Mais moi non plus, je ne t'attendais pas, bordel, et tu me fais passer pour un homo !

Encore une fois, ça blesse Gabriel, qui reçoit la remarque en plein dans le cœur. Qu'est ce qui pourrait avoir de mal dans le fait d'être homosexuel? Pour Jordan, on dirait la pire des insultes. Alors cela voudrait-il dire que Gabriel est une insulte, un monstre à mettre au cachot? Le premier ministre est blessé. Il pince les lèvres et ferme les yeux. La pression accumulée par la campagne des européennes, puis la déception de la défaite et enfin, la pression quant aux législatives l'ont rendu à fleur de peau, et la remarque le touche plus qu'elle ne le devrait. Sa gorge est serrée, ses yeux le piquent, pourtant il n'a pas envie de pleurer : il est déçu, voilà tout. Déçu car au fond de lui, il avait espéré qu'un homme comme Jordan Bardella, le genre d'homme inaccessible et réactionnaire puisse revoir ses préjugés et se rendre compte que l'amour surpassait la question de sexe. Il aurait voulu qu'un homme comme Jordan Bardella craque pour lui. C'est la faute des rumeurs, des vidéos montages, des messages des internautes... il les a lus et visionnées, et Gabriel s'est attaché à cette idée. Le premier ministre a fantasmé sur ces amants maudits, pourtant il ne veut pas d'une relation avec Jordan ; il aurait aimé avoir le dessus, pour une fois, et donner une bonne leçon à Bardella, mais pourtant... voilà que c'est lui qui se sent blessé.

Gabriel passe plusieurs instants dans son for intérieur, les yeux fermés, les poings serrés posés sur ses cuisses. Jordan se sent con, nul, méchant, ignoble : il n'a jamais voulu blessé Attal, en tout cas pas profondément. Seulement des incisions minimes, qui picotent et agacent, pas qui font mal. Bardella baisse les yeux et envisagent les possibilités qui s'offrent à lui : se barrer comme un lâche ? S'excuser ? Relancer Attal, pour le refaire prendre du poil de la bête, voire le laisser l'humilier à son tour ? La logique voudrait qu'il se barre aussi vite qu'il est venu, il n'a rien à faire là... mais... Mais.

Valse PolitiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant