Chapitre 14

3.9K 145 279
                                    


Jordan passe un moment à pleurer en silence. Il n'en fait pas tout un plat ni ne se roule par terre,  il ne sanglote même pas. Les larmes roulent frénétiquement sur ses joues dès lors que Gabriel le laisse seul face à lui-même. Cette cascade salée trempe l'encolure de son haut, et certaines gouttes tombent sur son torse ; Jordan ressent leur fraîcheur irritante contre sa peau. Il pleure comme un enfant inconsolable, mais comment pourrait-il oser estimer que quelqu'un le console ? Imbu de lui-même, maître de la manipulation, expert pour semer le trouble en distillant son venin... Bardella incarne toutes ces caractéristiques, mais à cet instant, il a conscience que tout cela n'est que sa faute. Alors il accepte ses larmes. Accepter est peut-être un grand mot, disons plutôt qu'il les subit et les supporte. 

Ses larmes lui brûlent les joues à force de couler, mais Bardella n'a pas la force de les essuyer. Vu de l'extérieur, il est minable, même lamentable : son bas du corps est mollement allongé sur le sol. Ses grandes jambes sont étendues face à lui tandis que le haut de son corps est appuyé contre le bois dur et froid de son bureau. Ses joues sont parsemées de striures rouges qui retracent l'inlassable chemin de ses pleurs, et ses yeux ont probablement doublé de volume tant il les sent gonflés et lourds. « Minable », se dit-il, avant d'ajouter, à contre coeur : « et mérité ». 

Minable et mérité, oui. Minable parce que Gabriel avait raison sur toute la ligne. Jordan comptait fermer les yeux et imaginer n'importe quelle nana attirante – et à forte poitrine, son péché mignon – à la place d'Attal. Tout en sachant, profondément au fond de lui, que ce n'était nul autre que Gabriel. Mais Bardella sait, il se connaît : il aurait forcément fantasmé sur une autre femme pendant qu'Attal le soulageait. Peut-être n'aurait-il pas résisté à appuyer sur sa tête par mégarde, mais ça aurait été bref, à peine assez pour se rappeler de son dégoût. 

Mérité, enfin, parce que Jordan avait complètement déraillé. Gabriel lui a dit qu'il le prenait pour sa « poupée sexuelle », et Bardella était prêt à reconnaître que c'est ce que ses actes tendaient à faire penser. Maintenant qu'il n'était plus dans le feu de l'action – c'est le cas de le dire, puisqu'il pleure comme un môme depuis ce qu'il lui semble être des heures –, Jordan regrette d'avoir forcé Gabriel à s'agenouiller à ses pieds, autant qu'il regrette de ne même pas lui avoir jeté un regard, trop occupé à défaire la boucle de sa ceinture. Oui, il avait traité Gabriel comme un vulgaire objet. Oui, il avait tout fait pour oublier que c'était un homme qu'il désirait tant, et enfin, oui, le placer ainsi en situation d'infériorité et d'humiliation lui aurait permis de n'avoir aucun doute sur sa sexualité. Bardella se serait rassuré en se convainquant que tout ça ne venait que de la propre volonté d'Attal, et qu'il l'avait laissé faire lâchement. Si c'était arrivé, Jordan est pratiquement sûr qu'il aurait été capable de renvoyer ça dans la gueule du jeune homme : « C'est toi qui a décidé de faire ça, Gabriel, ça n'implique que toi et ta conscience.»

 « Commence par accepter que je sois un homme » lui a craché Gabriel au visage. Attal est un homme, définit par un chromosome XY. Toutes les certitudes de Bardella volent en éclat depuis qu'il l'a vu à ce débat déclencheur de tout ce merdier, et c'est seulement maintenant qu'il décide de faire face à ce funeste constat. Jordan a grandi en aimant les femmes, les individus disposant d'un profil chromosomique XX ; il n'a jamais ressenti une quelconque attirance pour un homme... avant tout ça, en tout cas. Il ne s'est même jamais posé la question, car il a évolué dans un environnement ou la normalité, la seule et unique normalité, c'était un homme et une femme ensemble. Plus tard, dans son parti politique, il a ingéré l'idée que c'était à la limite du contre-nature, puisque cela ne permettait pas de procréer, alors quel intérêt de baiser un homme quand on en était un ? Bardella a adhéré à cette idée comme à tant d'autres : l'opposition au mariage pour tous, particulièrement, qu'il considérait une ânerie nauséabonde. 

Valse PolitiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant