Chapitre 19

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C'est Ovide qui envisage en premier la cosmogonie du chaos originel. C'est un chaos dans lequel tous les éléments sont confondus les uns aux autres, indistincts et pourtant grouillants. Le poète romain a qualifié cette matière comme étant brute et indigeste, elle tendait à se mouvoir elle-même sans foi ni loi, tout en cumulant coexistence et indétermination des éléments qui la composaient. Puis ce chaos a tendu à se coaguler : selon les théories, cela diverge. Parfois c'est Dieu qui est parvenu à s'ériger maître en s'affranchissant de ce tout, faisant de l'essence du chaos le monde vivant. D'autres fois, on considère que les éléments, conscients de leur individualité dans ce tout, sont parvenus à s'affranchir à force de pulsations pour s'affirmer tels qu'on les connaît.

Pendant que Jordan dort encore à ses côtés, Gabriel pense à cette théorie du chaos originel, qu'il a découverte dans un livre drôlement intitulé Le fromage et les vers, une folle conception métaphysique du monde qui l'avait tant intrigué qu'il n'avait cessé de se documenter à son propos pour en connaître toutes ses facettes selon les auteurs. Attal n'est pas tellement égocentrique, mais à ce moment, il ne peut s'empêcher de transposer la thèse du chaos sur leur propre relation. Tout d'abord parce qu'on ne peut la qualifier nullement autrement qu'en employant, à un moment ou un autre, la notion de chaotique, mais aussi parce que le jeune homme aime à penser qu'ils sont parvenus à s'affranchir d'une essence grouillante, brute et indigeste.

Il n'y avait pas de chaos avant qu'ils se voient lors de ce fameux débat, les deux étaient deux éléments individuels, déterminés. Puis Jordan, avec ses manières et ses ruses, les a plongés en plein dedans. L'indigeste étant son dégoût quant aux relations homosexuelles, le brute étant les pulsions que Bardella ne parvenait pas à réfréner. À force de pulsations, des pulsations qu'on doit essentiellement à Jordan — bien qu'elles aient été déclenchées par la colère et la déception de Gabriel —, le monde est né à nouveau. Leur monde, leur histoire, eux-mêmes : ils ont obtenu une individualité où l'on peut les considérer au-delà des barrières de la répulsion et des ressentiments. C'est un nouveau Bardella qui est parvenu à s'affranchir de cette masse difforme dans laquelle il les avait entraînés malgré lui, cette masse dont il était le seul instigateur, mais aussi le sauveur.

Ce dit Bardella qui dort à poings fermés, lové contre le dos de Gabriel, un bras enserrant son ventre par dessous son t-shirt. Le jeune homme ne voit pas son visage, mais il imagine qu'il est paisible, sans son air moqueur et arrogant habituel. Le souffle de Jordan percute à rythme régulier la nuque de Gabriel, et il n'a fallu que cela pour entraîner le premier ministre dans ses divagations philosophiques et métaphysiques. Évidemment, il ne pourrait pas en faire part à Jordan, lequel trouverait probablement ça perché ou futile.

Gabriel s'en fout, au final, il est heureux, et penser qu'ils ont émergé de la cosmogonie du chaos le rend encore plus euphorique.

Contrairement aux jours précédents, cette matinée de juillet est chaude, l'air est pesant dans leur chambre aux fenêtres fermées. Les rayons du soleil matinal brûlent déjà le corps de Gabriel, et la chaleur corporelle de Bardella en rajoute un peu plus. Le jeune homme n'a aucunement envie de se dégager de cette étreinte adorable : mais au bout d'un moment, Attal meurt littéralement de chaud. Il essaie de se tortiller délicatement pour s'échapper du bras de Jordan afin de ne pas le réveiller, mais même dans son sommeil, le bougre le tient fermement contre lui.

Finalement, il craque, et tente de se dégager avec un mouvement plus brut. Sa mouvance est entravée par la poigne de Bardella qui le rattrape pour le tirer brutalement contre lui.

- Tu découches ? murmure-t-il, la voix pleine de sommeil, sensiblement roque.

- Je meurs de chaud, entre toi et le soleil.

Valse PolitiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant