Là où je vis, les gens portent des prénoms de saints ou d'étoiles. Mes parents ont choisi la deuxième option. Je m'appelle Proxima. Proxima Knox.
Les étoiles, c'est parce qu'elles nous entourent, nous, les colons de l'Exodus. Un vaisseau spatial parti de la Terre il y a environ 400 ans, avec un petit millier de personnes à son bord. Il traverse l'espace en direction de Juda II, une planète anciennement désertique que des robots éclaireurs se sont chargés de terraformer pour qu'elle puisse accueillir la vie. Elle sera paraît-il prête à recevoir ceux qui débarqueront sur son sol lorsque l'Exodus s'y posera, dans 800 ans. Je n'en ferai pas partie. Je n'ai pas vu le début de ce périple, et je n'en verrai pas la fin. Je n'ai pas choisi cette vie. Je n'ai pas choisi ce voyage. Et pourtant, mon existence tourne autour de lui. Mon monde, c'est le cylindre habitable à gravité artificielle, de la taille d'une petite ville, qui constitue le cœur du vaisseau. Ma mission, c'est de donner deux enfants à l'Exodus : pas plus, pour ne pas entamer ses ressources. Pas moins, pour perpétuer la population du vaisseau.
Les saints, c'est parce que nous sommes apparemment le nouveau peuple élu. Celui qui a fui les persécuteurs sur Terre. Les marchands du temple. Les Américains. Il y a 400 ans, John Knox, riche industriel de l'Illinois, fervent catholique, a utilisé toute sa fortune pour faire construire l'Exodus et emmener un millier de paroissiens de Chicago loin de la Terre corrompue, vers Juda II, la Nouvelle Terre Promise. Depuis le départ du vaisseau, les colons vivent selon les préceptes que John Knox a fixés. Tenue vestimentaire, heures des messes, organisation de la vie à bord : il a tout régenté. La plupart des habitants de l'Exodus l'en bénissent. Il a été canonisé il y a 150 ans. Saint John Knox, priez pour nous...
Et pour s'assurer que ses règles seront suivies pour l'éternité, il a défié la mort elle-même. Le premier John Knox, une fois dans le vaisseau, a fait créer un bébé à partir de son propre ADN, et a élevé son clone. Ce dernier a fait de même, ainsi que le suivants, et tous ceux qui sont venus après cela. Le John Knox actuel est le treizième. Son successeur et clone, John Knox Junior, a huit ans.
Moi entre tous, je sais que cet homme n'a rien d'un saint. Je le sais car il est mon père. Il peut bien éblouir les autres colons par sa piété et les terrifier par sa sévérité : à la maison, il ne peut garder son masque indéfiniment. Je le vois tel qu'il est : un homme assoiffé de pouvoir, maniaque du contrôle, qui utilise la religion pour se donner bonne conscience en servant ses propres desseins. Lui-même est persuadé d'être réellement un saint. Une existence entière à se l'entendre répéter doit aider. Mon frère Junior le croit déjà pour lui-même.
C'est mon père et je suis incapable de l'aimer. Il me le rend bien. Tout ce qui lui importe, c'est que je rentre dans le moule qu'il imagine pour la fille du chef de l'Exodus. Il voudrait que je sois la plus obéissante de tous, qu'il puisse me donner en exemple, que j'ajoute à sa sainteté par mon comportement exemplaire. Mais je ne peux m'empêcher de me poser des questions sur la vie que nous menons. Et les questions me mènent aux faux pas. Il me reproche ma mélancolie, mon manque de ferveur, mes interrogations. Enfant, j'ai essayé d'être la petite fille modèle qu'il recherchait. Je n'y parviens tout simplement pas, aussi fort que j'essaye. Je ne suis pas faite pour cela, j'ai fini par l'accepter. Je fais du mieux que je peux pour ne pas me faire remarquer dans la masse des autres jeunes filles qui admirent Saint John Knox, qui s'agenouillent devant l'autel de la chapelle au centre du vaisseau et qui se préparent à fonder un foyer qui sera le seul accomplissement de leur existence. Je sais toutefois que cela ne me rendra pas heureuse.
Je me sens oppressée par les parois du cylindre tout autour de moi, par les contours de cette vie étriquée. Ma robe grise et mes collants ternes, uniforme des femmes dans l'Exodus, me démangent et m'insupportent.
Je déteste les messes où je dois clamer à pleine voix ma joie de faire partie des Elus en route vers la Nouvelle Terre Promise, alors que je meurs intérieurement un peu plus chaque jour. Je hais les cours dispensés à l'école des filles et le sourire que je dois plaquer sur mon visage comme si je me réjouissais d'apprendre la couture, la cuisine et le ménage afin de satisfaire mon futur mari, alors que je ne rêve que de lire et de m'évader ailleurs. Car tout ce que je sais du reste du monde, c'est par la lecture que je l'ai appris. Nous n'avons pas beaucoup de choix dans l'Exodus. Il existait paraît-il des milliers d'ouvrages sur la Terre. Ici, on nous pousse à lire la Bible et les Pensées de Saint John Knox, qui s'augmentent à la mort de chaque clone de notre chef de nouveaux chapitres. En cherchant bien, on trouve des œuvres de littérature classique jugées convenables par les premiers colons : écrits de Saint-Augustin, traités de théologie, et quelques romans échoués dans les bibliothèques par hasard. Ce sont eux que je traque dans tout le vaisseau : j'ai réuni deux Jane Austen, un Homère, trois Shakespeare... J'ignore s'ils sont mensongers, si le monde qu'ils décrivent était réellement aussi beau. Ils ne me disent pas si John Knox avait raison en affirmant que la Terre était corrompue et qu'il fallait la quitter, ni si j'aurais été plus heureuse ailleurs que dans l'Exodus. Mais ils me font rêver. Ils m'ont appris des concepts que je ne connaîtrai jamais. Tempête. Océan. Forêt. Nuage...
La seule chose de ces éléments majestueux que nous avons en commun, ce sont les étoiles. Elles, je peux en avoir à volonté. Lorsque l'oppression se fait trop forte, je soulève un carré du gazon artificiel qui recouvre le cylindre dans lequel je suis enfermée, j'ouvre une trappe dans la paroi de ce dernier, et je me glisse dans le cercle extérieur de l'Exodus. Dans celui-ci, des hublots sont percés à intervalles réguliers vers le dehors. Je m'allonge à même la coque métallique, le front sur le plastique transparent, et je regarde les étoiles.
Elles m'aident à tenir un jour de plus. Jusqu'à celui de ma mort.

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Proxima
Ciencia Ficción"Là où je vis, les gens portent des prénoms de saints ou d'étoiles. Mes parents ont choisi la deuxième option. Je m'appelle Proxima. Proxima Knox." L'Exodus traverse l'espace depuis 400 ans pour amener des colons sur une nouvelle planète. Parmi eux...