J'arrive au même endroit que la dernière fois. Lui qui m'a paru triste au début, avec sa piste à demi effacée, sa vieille bâtisse et ses herbes hautes et sèches me paraît maintenant plus chaleureux.
Khalife, qui est maintenant mon entraineur, l'a appelée la piste des regrets car il a vu ses espoirs détruits dans sa jeunesse. J'ai alors officiellement décidé de la rebaptiser la piste des rêves. Khalife me donne le même échauffement que la dernière fois et cette fois-ci, je m'exécute sans rechigner. Je suis exténuée mais fait de mon mieux. À la fin, je m'écroule, à bout de souffle. La sueur coule de mon front sur la piste. Piste de la torture oui. Il est temps pour moi de commencer le sprint. Cette-fois, j'ai bien l'intention de faire mieux que 15secondes. Je respire et m'élance. Je finis en 14secondes. La honte. Il ne me laisse pas le temps de m'apitoyer et m'interpelle.
"-Si tu n'as pas envie de courir, reste chez toi.
-Je suis morte.
-Tout est dans la tête, c'est juste question de volonté."
Je me mords la joue pour ne pas répondre et me replace sur la piste. Le problème c'est que mes jambes, elles, n'ont aucune volonté. Je cours encore une fois. Je souflle comme un boeuf et m'écroule à l'arrivée.
"-14'10. Toujours pas."
Il me fatigue lui. Je bois un peu et place mes pieds dans les starting-blocs. C'est la dernière course. Cette fois, je m'applique, mais je suis vraiment crevée. Je tire sur mes bras à les décrocher. Mes jambes sont en feu, l'acide lactique les paralyse. Je termine en 13'58."C'est très bien."
Pardon? J'ai mal entendu? Il me féliciter pour la première fois. J'ai fait un temps qui ne me permettrait même pas d'accéder au départementales et c'est très bien? Il y a quelque chose qui m'échappe là. Devant mon regard d'incompréhension il s'explique.
"-Malgré ta fatigue et ta mauvaise volonté, tu t'es contenue, tu n'as pas fait de remarques et tu à fait des chronos à peu près égaux. Tu es allée au bout de tes forces et tu as même amélioré tes chronos à la dernière course. Ne t'imagine rien, il y a beaucoup de travail encore. Abdos, squats, on enchaîne."
Je fais ce qu'il dit de bonne grâce, reboostée par ses paroles, passant outre mon épuisement.Après 200 abdos de toutes sortes, autant de squats et de fentes et autres, il me montre un autre exercice. Je le connais, mais je ne l'ai jamais fait. Il est très réputé et utilisé par Usain Bolt notamment. Il consiste à s'attacher une corde reliée à un peu et des poids autour de la taille. Problème. Je dois courir 1kilomètre avec ça! Je viens d'enchaîner des courses à haute vitesse et de la muscu et je dois encore courir 1km! Je m'élance très très très très lentement. Je mets 8min. Pour vous éclairer, 1km correspond à 2tours et demi de la piste rouge (elle peut être d'une autre couleur mais elle est souvent rouge). Un tour correspond à 400 mètres. Autant dire que j'ai mis beaucoup de temps. Mais bon, comme dirait un proverbe chinois, "ne craignez pas d'être lent, craignez seulement d'être à l'arrêt." Or, je suis lente mais au moins, j'ai parcouru ce putain de kilomètre!
Quoi? Je suis fière.
Étant donné mon état d'épuisement, je décide de boire tout en allongeant mes jambes et d'attendre avant de renter chez moi. Un autre garçon arrive. Il doit avoir un an de plus que moi. C'est un métisse, aux yeux marrons, au plus grand déplaisir des filles je pense. Il est musclé, vraiment, mesure 1m85 environ et marche d'un pas décidé. Il salue mon coach et commence à courir sans que Khalife n'ait à lui dire quoi que ce soit. Ses foulées sont amples et il court vite. Il fait 6 tours de terrains. Enfin, il sprint. Je reste bouche-bée. Ses longues jambes se déplient en rythme, il garde le buste droit. Des bras tirent et amènent son corps vers l'avant. Tous ses muscles sont tendus. Il garde les yeux fixés devant lui, pour ne pas dévier, pour rester concentré. À la toute fin, il penche son corps en avant, comme dans une réelle course, comme si une coupe l'attendait. Oulaa, on dirait que je suis en train de tomber amoureuse. Mais ce n'est pas du tout ça. C'est juste que c'est la première fois que je vois quelqu'un courir de la sorte.Il réfléchit, il vit la course. On dirait que ses chaussures, réagissent avec la piste, que le vent le porte. Il vit pour courir, ça se voit, ça se ressent. Il est bien quand il court, il n'y a qu'à voir son sourire à la fin. Le sprint le possède, l'habite entièrement. C'est ce qui le porte. J'en suis certaine. Je deviens psy là. Il a dû exploser plusieurs record. Il n'est que légèrement essoufflé après la prestation qu'il vient de réaliser.
Je suis tellement subjuguée. Pourtant, son entraîneur trouve des reproches à lui faire."-Djibril, 10'03. Tu te laisse trop porter! Je te l'ai déjà dit. C'est bien que tu sois passionné, mais il faut un minimum réfléchir. Tu est un peu trop droit, tes foulées ne sont pas assez précises. Tu commences à aller sur les pointes un peu trop tard. Tu m'as habitué à mieux, franchement. Je te rappelle que tu as de grandes capacités."
Pendant ce discours, Djibril n'a fait qu'opiner. En y réfléchissant, tous ces conseils ne sont pas vains. Il continue avec 4 autres courses que je trouve toutes aussi parfaites. J'arrive néanmoins à percevoir un petit changement : la fatigue. Il se laisse de plus en plus "porter", comme dirait Khalife, du coup, le manque de réflexion est plus flagrant. Il reste néanmoins très bon coureur. Ses exercices de musculation sont plus intenses que les miens. À la fin de son entraînement, il rejoint son entraîneur. Ils discutent un moment avant que Khalife m'interpelle et me demande de les rejoindre. Je me lève et y vais...
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Du Bout des doigts
General FictionMarieme est une jeune ado qui ne vit que pour le sprint, pourtant, sa mère l'oblige à vivre pendant 3mois au Sénégal, son pays natal, pour qu'elle apprenne ce qu'est la vraie vie....