Chapitre 29 : À ta mémoire

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Je ne comptais plus les fois où j'étais venue sur cette piste. La terre sèche était restée la même, la petite cabane en bois avec sa seule et unique petite fenêtre aussi. Les baobabs, parfois millénaires étaient encore et toujours présents dans ce cadre qui m'était devenu familier. Tout semblait figé dans le temps comme dans ma mémoire. Tout sauf lui.

Je pouvais encore le voir sortir, son ventre bedonnant moulé dans son vieux polo. Je pouvais encore rire devant ses tongs défraîchies. J'avais encore devant mes yeux sa casquette aux couleurs du Sénégal, ou ses cheveux grisonnants éparpillée sur son crâne. J'entendais encore sa voix tonitruante me hurler de tirer sur mes bras pour accélérer.
Je donnerais tout pour le voir se tenir droit devant sa petite bâtisse ou assis sur sa chaise à l'ombre de l'arbre près de la ligne d'arrivée. Qu'est ce que j'aimerais le sentir me prendre dans ses bras pour me récompenser, l'entendre me féliciter avec son petit sourire en coin, ou bien l'écouter me parler des Mamelles, où il a passé son enfance. Je voudrais voir ses mains s'agiter par passion quand il nous parle de l'athlétisme et de ses années de règne.

Je soupire avant d'enfiler mes chaussures. Cette course, malgré toutes celles que j'ai effectuées, est la plus importante de toute ma vie. Je cours pour lui cette fois. Je cours pour lui prouver que je ne l'ai pas oublié, que j'ai retenu ses renseignements, pour lui montrer que mes efforts ont porté leurs fruits, pour le rendre fier de ce qu'il m'a appris et pour lui prouver que c'est grâce à lui que les dizaines de médailles sont rangées chez moi.

Je m'étire, la foule commence à arriver. Les gens s'installent autour de la piste. Des personnes de tous les âges et de tous les horizons. J'aperçois même Antoine à côté de mon père. Certains de mes rivaux sont là. Ses amis, sa famille, ses anciens collègues, des inconnus, des sportifs, des curieux, des personnages publics, des politiques et tellement d'autres sont venus. Ça me fait chaud au coeur.

Mes pieds et me mains se posent sur le sol. Pas de starts. Comme quand j'ai couru ici pour la première fois. Les larmes menacent de couler alors je fais un dernier effort et retiens l'eau. Je ne dois pas le décevoir, j'espère de tout coeur qu'il est fier de moi et qu'il sait toute la gratitude que j'ai pour lui.

Khalife.

C'est le moment. On n'attend que moi. Je donne mon propre départ. Un jeune homme prend le chrono, pour la forme. Je lui adresse un signe de tête pour qu'il se tienne près. Une dernière poussée.

Cette course est pour toi.

Je m'élance, je ne décide de rien. Les souvenirs affluent sans que je ne puisse les retenir. Ses mots qui m'ont marquée à vie, répétés sans cesse jusqu'à ce que je les intègre, me viennent à l'esprit.

Le virage est là. Je cours un 200 mètres juste pour toi Khalife. Pour que tu voies mes progrès. C'est grâce à toi que j'ai appris à le courir. Je te dois tout.

Et j'utilise vraiment mes bras cette fois. Je passe la ligne. L'enjeu n'était pas de gagner cette fois. C'était de faire au mieux, de me donner comme jamais auparavant. C'était d'appliquer tous ses conseils. De lui rendre un dernier hommage. Je tombe à genoux. Les larmes coulent. Je les ai retenues, mais je n'y arrive plus. Il n'est plus là.

Les applaudissements retentissent. C'est au tour de Djibril de courir son 100 mètres. Il n'a jamais été aussi déterminé. Et comme la première fois où je l'ai vu courir, il m'impressionne toujours. La détermination se lit sur son visage. J'imagine ce qu'il pense sur le moment. Sûrement la même chose que moi. Mais il a encore plus de souvenirs avec lui. Ses muscles se tendent et son buste se penche pour un denier effort. Il s'arrête quelques mètres après la ligne. Je vais le voir et il me prend dans ses bras. Un câlin de réconfort.

La dernière course est celle de son école d'athlé. Des petits bouts et des adolescents s'élancent. Ça me fait chaud au coeur. Il manque à tous.

Le maire s'avance vers nous. Il nous remercie pour ce que nous avons fait. Nous répondons par réflexe, perdus dans notre léthargie. Il nous tend une plaque. La photo de Khalife est au dessus de son nom.

Institut Khalife Oumar Diop. Club d'athlétisme de Dakar. À ta mémoire.

Je tiens la plaque et Djibril la cloue. Je souris. Je pense qu'ils ont eu du mal à trouver l'inscription.

La famille a souhaité qu'il soit enterré ici, sous le baobab. Il est originaire d'une toute petite île, près de laquelle il y a un cimetière dont j'ai oublié la nom. C'est un cimetière magnifique. Le sol est fait de coquillage clairs et il y a comme un étage. C'est un cimetière musulman et catholique. Des croix d'un côté, juste en face des croissant de lune et des étoiles. Il est vraiment très beau.

Pourtant, son souhait et c'est aussi celui de ses proches est d'être enterré là. Alors la ville a accepté de faire une exception car d'habitude ça ne se fait pas. L'imam est là. Il recite des versets du Coran. On égorge un mouton. On nous demande de dire un dernier mot. Je n'ai pas la force. Djibril le fait pour nous deux, je me tiens à côté de lui. Il le remecie, lui prouve notre reconnaissance, exprime ce que je n'aurais pas réussi à mettre en mots.

Dans sa tombe, je laisse ma première médaille gagnée au Sénégal avec lui et ma dernière internationale. Celle des championnats du monde. Du début à la fin il a été là. Alors oui, j'ai la vingtaine, mais je ne l'oublie pas. Il n'a été officiellement mon coach qu'un été mais il a été le pilier de ma vie et de ma carrière. Cet homme je lui dois mes médailles mais bien plus encore. Toute ma carrière et tout l'amour des gens.

Je m'eloigne pour laisse les autres venir lui dire au revoir. Sa mort m'a parue plus rapide qu'un 100 mètres.

Du Bout des doigtsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant