Chapitre 36

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Toujours recroquevillée près des longs rideaux bordeaux, je scrute la foule espérant y voir une figure familière. Hélas de là où je suis je ne perçois qu'un attroupement d'anges qui, pour se faire entendre les uns les autres, augmentent le volume de leurs voix jusqu'à faire régner un brouhaha inimaginable dans la grande salle de bal. L'orchestre n'est plus qu'une faible musique de fond à qui personne n'accorde d'importance. J'en ai pitié pour les musiciens qui se donnent corps et âmes et serrent leurs instruments comme si c'étaient leurs bien les plus précieux et qu'on menaçait de les leur confisquer.

Est-ce que je devrais me lancer à nouveau dans la foule ? Si j'attends ici toute la soirée jamais personne ne viendra me trouver. Mais qui viendrait me chercher et pourquoi ? Je ne sais même pas si Lahela va venir et personne n'a pris la peine de me dire quel serait mon rôle lors de ce bal. Je n'ai strictement rien à faire là et ça se confirme peu à peu.

Soudain l'envie de m'en aller me prend, puis je me ressaisis. Il n'en est pas question. J'ai déjà assez de problèmes, il ne faudrait pas que j'en rajoute à la liste.

Prise dans un élan de courage je plonge une seconde fois dans la foule. Tout va très vite. J'avais fait un rapide itinéraire afin d'éviter de me retrouver coincée trop longtemps or je me fais pousser dans tous les sens et, comme tout à l'heure, je me noie dans la marée humaine. Je me débats mais ce que je voulais être de grands gestes des bras ne sont que des signes traduisant des « non merci, je n'ai plus faim mamie ». Tout ce cirque me donne le tournis. Lors de quelques fractions de secondes j'entrevois le plafond, les hauts des escaliers, les recoins d'espaces. Je tourne. Encore, encore... Cette fois je revois les rideaux, les vitres de verres... Je suis déjà à dix mètres de celles-ci. Tout va très vite quand on est emporté par la foule, qui nous traîne, et nous entraîne...

Au sommet des marches que j'ai descendues en arrivant, surplombant la salle et la fixant d'un regard cruel, barbare, féroce et malveillant : un homme. Il doit mesurer au moins deux mètres. Sa carrure est impressionnante. Il porte une armure sans doute plus lourde que moi. Il observe les gens, n'attendant qu'une seule chose : que l'un d'eux commette une erreur pour qu'il ait une bonne raison de le tuer. Cette créature immonde est le bourreau de la mort. On voit bien qu'il se retient de tout détruire sur son passage. Je me fais pousser derechef puis le perds de vue. Quand je peux enfin lancer un regard vers les marches je constate qu'il s'est volatilisé. Mais juste avant cela, quelque part dans ma tête, un souvenir s'est détaché de la partie obscure de ma mémoire et un secret m'a été dévoilé.

Il s'appelait Wilfried.

Je me retrouve écrasée contre le comptoir. J'observe la nourriture abondante de laquelle se dégage un mélange d'odeurs raffinées que je ne parviens pas à identifier. Encore troublée par l'homme que j'ai vu, je tente de réfléchir calmement à qui ce pourrait bien être. Il me dit quelque chose, et pourtant je ne me rappelle pas l'avoir déjà vu. J'ai sans doute dû le croiser et ce qui émane de lui a sûrement attiré mon attention, rien de plus.

Je m'attarde davantage sur mon entourage. A ma gauche se trouve une femme grassouillette qui rit aux éclats et à ma droite, un vieil alcoolo qui vient de s'avaler un verre d'un trait. Il parait enfin me remarquer.

- Bonsoiiiir ! s'exclame-t-il en abaissant un chapeau.

J'ignore d'où vient celui-ci, je ne me souviens pas l'avoir vu ni sur sa tête ni dans ses mains.

- Avez-vous soif ? lance-t-il plus sèchement que ce qu'il aurait voulu.

- Euh, non je vous remercie.

Je suis plutôt mal à l'aise, mais d'un autre côté sa voix qui déraille à un grain rassurant. Nous entamons une conversation étrange durant laquelle je me demande ce qu'un type pareil fait au Palais.

Ombre & Lumière Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant