Chapitre XIII : Le meneur indécis (Partie 3)

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Je reste un instant coi, à ne pas savoir que répondre, à refuser de prendre une décision à vif. Je le remercie donc pour cette entrevue et me retire enfin. Je pense avoir pris ma décision mais je parviens à réfréner mes pulsions exacerbées par la force qui émane de ce personnage et la conviction qu'il m'inspire. Je ne dois pas oublier que je suis bel et bien un pion dans une partie dont je ne sais toutes les ficelles à l'œuvre. Je dois avant tout penser à mon avenir, à ce qui me propulsera le plus loin en le moins de temps. Ai-je tout intérêt à accepter cette offre ? Je ne sais vraiment si elle se représentera. Et si j'échouais ? Et si j'étais défait ? Tous mes espoirs s'évanouiraient. Tout ce travail, toutes ces heures d'apprentissage pour m'élever par le mérite à défaut du nom. Persévérer, c'est prendre un risque. Cela peut payer, mais combien de fois une erreur de jugement a-t-elle ruiné une vie ? Ou tout simplement un aléa imprévu et imprévisible. Tout ne tient qu'à un fil si mince... Un homme sage privilégierait l'assurance d'une vie confortable et honorable à la perspective d'une gloire par le biais d'une institution qui n'est que la pâle ombre de ce qu'elle était. Je réalise alors que je suis désormais au sommet d'une tour, à toiser les alentours. Mais je n'ai guère l'esprit à savourer le paysage. Suis-je un homme sage ? Je prends une profonde inspiration afin d'aérer mon âme qui menace de s'embraser à chaque instant. Avec la même intention, je pose mes mains nues sur la pierre froide du rebord. Le vent est glacial, mais il m'aide à m'apaiser et à recouvrir quelque peu ma faculté à réfléchir. La peur s'immisce alors aussitôt. Celle de mourir avant de n'avoir fait quoique ce soit. Mourir avant de n'avoir transmis mon nom, à un enfant comme à la société. Mes boyaux se nouent, je n'ose plus bouger. La guerre est si... dangereuse. La vie si fragile. Je ne peux courir de risque. Je ne peux me le permettre.

C'est donc dans un état de sérénité parfaite que j'aperçois les troupes ennemies se mettre en place. Je ne sais ce qui les presse à nous attaquer avec autant d'entrain. Une baisse de morale dans les troupes ? La maladie ? L'orgueil d'une victoire décisive ? Quoiqu'il en soit, je parviens à éteindre la colère qui monte en moi face à cette entrave à la décision mûrement réfléchie que je suis enfin parvenu à prendre. Mais s'il s'agissait d'un présage ? En un tel état, il suffirait d'un signe, un matin, pour que mes résolutions ne se transforment. Cependant, l'heure n'est plus à la torture de l'esprit mais à l'action. Tandis que l'alerte retentit, je dévale les marches en colimaçon pour atteindre au plus vite les défenseurs de la place. Par miracle, je ne me romps le cou dans ma hâte. Tandis que l'état-major conscient de ce nouvel état de fait délibère, j'organise les troupes et prépare les dernières défenses à mettre en place. L'agitation ne suffit pas à masquer toutefois la tension palpable. Je dois être le seul qui se sent libéré en cet instant précis. J'ai mes résolutions, aujourd'hui, nous vaincrons. Je ferais tout mon possible pour que la victoire soit éclatante. Je poste les archers sur le chemin de ronde, invective les trainards qui tardent à mettre en place les barils de poix et de roches et rejoint une position dominante afin d'observer les manœuvres de l'ennemi. Cette fois-ci, ils semblent décidés à ne prendre aucun risque. Pas d'intrusion directe, ils commenceront par nous affaiblir à l'aide de monstrueux rochers dont j'ai peine à croire qu'ils pourront les envoyer avec assez de force pour nous atteindre quand je tente d'estimer leur masse. Méfiant, je continue toutefois de crier à tout va afin que tout soit prêt.

Quand chacun est en place, je me dirige tout droit vers le maître des lieux que je supplie d'envoyer des hommes détruire les convoyeurs de morts, les semeurs de destruction que seul un esprit pervers a pu imaginer. Mais malgré ma fougue et la passion qui emporte ma voix, mes mots se confrontent à un mur tels les soldats ennemis dans quelques heures. La perspective d'"envoyer des hommes au suicide" ne sied pas à ces ambassadeurs de la raison qui causera leur perte. À quoi servent les soldats si ce n'est à mourir sur notre ordre ? À quoi servent les vassaux si ce n'est à sacrifier leur vie pour le triomphe de leur armée ? À quoi servent les commandants fébriles incapables de considérer leurs armes autrement que comme des êtres vivants ? Quand comprendront-ils que nul ne vit en état de guerre ? Chacun se contente de survivre, nul n'est plus qu'un mort potentiel soumis aux volontés de la force supérieure qu'est la stratégie. Le meneur est l'archer, ses hommes sont ses flèches. Peu seront retrouvées intactes, mais toutes doivent filer droit et ignorer le sort qui les attend. Mais voilà que les états d'âmes les saisissent. Absurde. Je me retourne et quitte les lieux d'un pas rapide et décidé, et j'ignore les quelques voix qui m'invitent à cesser. D'une humeur rendue massacrante, je remonte sur le chemin de ronde et aperçois de justesse la roche qui s'écrase non loin des remparts dans un fracas qui fait vrombir mes tympans et manquer un battement à mon cœur. D'autres suivent. Le sol tremble quand les immenses blocs de pierre parviennent à achever leur course sur les murs. Je réfrène la peur que mon impuissance stimule. Cependant, la lâcheté de ces soldats qui restent stoïques tandis que la froide industrie et le cruel génie accomplissent leur œuvre ne me procure pas une grande aide. Mais qu'ils viennent donc croiser le fer, montrer qu'il mérite d'être ici même et de nous affronter ! Qu'ils cessent de se cacher derrière ces dragons de bois qui crachent leur feu minéral et avancent au fur et à mesure. Les réglages diaboliques de ces ingénieurs qui s'affairent leur permettent de concentrer leur tir dans une étendue de moins en moins grande. Je sens les murs vibrer, la forteresse trembler.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant