Chapitre VI: Le dévastateur dévasté (Partie 1)

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Je suis ce jeune soldat, qui suivit le groupe,

Des furies de mon esprit je suis sous la coupe.

Seigneur je sais que j'ai trop gravement pêché,

Pour pouvoir imaginer être pardonné.


   Je ne jette même pas un dernier regard à sa dépouille, que mes complices achèvent de recouvrir de terre. C'était elle ou nous. C'était elle ou moi. Si elle était rentrée dans cet état au campement, on n'aurait pas tardé à nous traquer. D'autant plus qu'elle est noble. En témoigne cette chaîne en or que j'ai aperçue à un moment quand sa gorge était à nu. J'ai eu raison. Mais alors quel est ce goût de cendre que j'ai dans la bouche ? Quelle est cette force qui entrave mon plaisir ? Quelle est cette ombre qui recouvre mon bonheur ? Et surtout: pourquoi suis-je le seul qui semble avoir un quelconque remord ? Pourquoi Pépin a-t-il ce si stupide sourire d'idiot du village ? Pourquoi Foulque sifflote-t-il en tête, comme s'il venait de découvrir ce qu'est le bonheur ? Et pourquoi Roland est-il comme un gamin venant de recevoir une épée en bois, racontant déjà ses prouesses romancées ? Mais surtout pourquoi ne suis-je pas comme eux ? Je viens de réaliser le rêve de tout adolescent ainsi que celui de tout roturier. Je viens d'enfin me libérer du poids de la virginité ainsi que d'ôter le dernier souffle de vie d'un noble. C'est à n'y rien comprendre! Je suis comme une âme en peine arpentant cette forêt maudite et hantée désormais par le souvenir mon acte. Et pourtant, je n'ai fait que répondre à l'appel de Foulque. Je n'ai fait que suivre, suivre ses actes et suivre ses ordres. Mais en attendant le résultat est là. Aurais-je agi comme cela par moi-même ? Non. Un non catégorique. Alors pourquoi me suis-je abandonné à l'impulsion du groupe, puisqu'on ne peut parler de foule, ici ? Tant de questions, qui m'empêchent de voir cette racine, qui me fait trébucher, et après quelques vaines tentatives de reprise d'équilibre, chuter lamentablement, sous les rires amicaux de mes camarades. Ma main gauche se fait d'ailleurs une magnifique marque sanglante. Une longue entaille, à cause de cette autre racine dont l'écorce est acérée comme le serait un rasoir. Mais rien de bien grave, un petit tour à l'infirmerie, et ce sera réglé. Je me relève et initie alors une conversation assez peu subtile, étant donné mes interlocuteurs. J'espère par ce moyen cesser de penser à tout cela.

***

   J'y suis parvenu. Mes sombres réflexions se sont évanouies, et seul demeure cet arrière-gout de cendre. Je quitte enfin mes comparses et complices, non sans un certain soulagement après une discussion aussi ennuyante. Je me dirige alors vers l'infirmerie. Un homme assez âgé, l'air enivré m'accueille à mon arrivée, alors que je suffoque presque à cause de l'odeur de putréfaction: la gangrène a déjà dû bien sévir. Je lui montre l'entaille sans un mot. Je ne suis pas très bavard. Ou plutôt, je ne sais que rarement quoi dire dans ce genre de situation. Il s'enfonce dans la tente qui fait office d'hôpital de campagne, et revient finalement avec un bandage assez crasseux et une bouteille dont je ne sais identifier le contenu d'un premier coup d'œil. Tout ce que je peux deviner, c'est qu'il s'agit d'alcool. Pendant son absence, je darde mon regard sur les quelques lits occupés, d'où proviennent ces gémissements si désagréables à l'ouïe. Voyant les membres en putréfactions, ainsi que les amputés, je ne peux réfréner cette "presque sensation" de douleur qui m'envahit si facilement quand j'assiste à la souffrance d'autrui. Il s'approche alors de moi, et après avoir saisi mon avant-bras gauche et m'avoir averti d'un léger picotement, verse le contenu de sa bouteille sur ma main. Le picotement est en réalité un bûcher auquel est condamnée ma main. Toutefois, ce "léger picotement" s'estompe assez rapidement, et je me sens comme purifié en cette zone. Seul mon esprit est encore infecté par un mal insidieux qui le ronge mais qui en l'instant se fait oublier. Grommelant un remerciement quand il a fini de bander ma main, je quitte ce lieu si austère et si désagréable, non sans remarquer du coin de l'œil la rasade que s'enfile le "docteur" dans mon dos. Grand bien lui fasse. Je me dirige alors tout droit vers ma tente, ressentant une grande fatigue, probablement due à la disparition de toute adrénaline dans mes veines.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant