Chapitre IX: Le noble éclairé (Partie 2)

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  Cela fait déjà plusieurs heures que nous marchons prudemment quand nous atteignons enfin notre destination. Le soulagement s'empare de chacun de nous quand nous constatons que les alentours sont déserts, et que seul trône ce massif édifice de pierre, tant bijou de technologie qu'agression visuelle. Trois immenses tours, jointes par les remparts, sonnent comme un défi à la nature, tout comme la présence de ses murs épais marque la domination de l'homme sur cette même nature, autrefois libre et sauvage en ces lieux. Nous apercevons alors un immense nuage de poussière, provenant de la route à quelques lieues de là. Nous aurons peu de temps pour nous reposer.

   Nous nous dirigeons donc vers l'immense porte, en chêne massif. Le stratège qui est en moi commence alors à relever nos différents atouts, mais aussi nos faiblesses dans le siège à venir. Pas de douves, et le terrain est relativement plat. Nous n'aurons pas l'avantage de la hauteur, et les assiégeants pourront nous encercler. Pas de champ alentour non plus. Je ne peux qu'espérer que l'état-major ait anticipé cette situation et que des vivres aient été ramenés ici d'autres fiefs. Mais allez, ils sont loin d'être simplets, ce n'est sûrement pas leur première guerre.

   Un homme nous hèle, du haut des remparts, demandant qui va-là, avant d'enfin remarquer et traduire les couleurs que nous portons. La tête qui dépassait jusqu'alors disparaît. Quelques minutes s'écoulent, puis un grincement annonce l'ouverture de la lourde mais majestueuse porte. Un cliquetis métallique ne tarde pas à suivre le chant du bois, et, la porte à peine entrouverte, nous apercevons une herse impressionnante se relever. Mon cheval se met à piaffer et renâcler, sans doute effrayé par le bruit. Ou alors, il a compris que les prochains jours seraient éprouvants. J'ai remarqué avec le temps que les bêtes ont un don pour sentir ce genre de choses. Nous avons sûrement tant à apprendre de la nature... Un bruit sourd m'interrompt, me signifiant que la voie est libre. Un coup de talon, et mon cheval oubliant toute réticence se met au pas. Mes hommes suivent, ne pouvant contenir tout leur entrain, mais aussi leur bonheur d'enfin se sentir chez eux en un lieu, aussi étranger puisse-t-il leur être.

   Quand nous sommes enfin tous dans l'enceinte, un seigneur que je n'ai nulle peine à reconnaître, vient à notre rencontre, en armure d'apparat. Son regard gris glacial à mon égard me rappelle instantanément ma position actuelle à la cour. Ne pouvant échapper aux convenances, je descends de mon fidèle mais épuisé destrier, en confie les rênes à un palefrenier, et vais m'incliner devant mon suzerain. Son impassibilité me désarçonne. C'est un homme que je respecte. Il est bien loin d'être comme son fils, vivant dans un autre monde que le notre, un monde de luxe et de luxure offerts, sans réel prix à payer. Ne m'éternisant pas, je lui dresse un rapide rapport des évènements avant qu'il ne me congédie. Notre petite troupe se disperse alors, chacun allant à ses quartiers. Quant à moi, je file à l'écurie pour récupérer mon livre dans les paquetages que portait mon cheval. Le reste sera amené par des serviteurs. J'aborde alors un écuyer qui passe par là pour lui demander un guide jusqu'à mes quartiers. Celui-ci ne tarde pas, et rapidement je me retrouve à monter les escaliers d'un bâtiment intérieur à la suite d'une vieille bonne. C'est alors que me prend une vive douleur au genou droit, me forçant à interrompre mon ascension. La vieille se retourne alors et me toise, semble-t-il, avec un certain mépris. Je prends une grande inspiration et repars, ne souhaitant pas m'attarder sur ma faiblesse temporaire, certes, mais bien trop visible à mon goût.

   Quand enfin nous atteignons l'étage souhaité, je souffre le martyre, et ne peux totalement masquer ma douleur. Je le sais, un rictus doit tordre mon visage, cependant, personne n'est là pour le contempler, la vieille continuant sa route à-travers le bâtiment, en ayant toutefois ralenti le pas. Elle s'arrête enfin devant une porte de bois, ornée de fer, qu'elle m'ouvre avant de faire mine de se retirer sans un mot. Je la remercie, et pendant qu'elle reste stoïque, ses yeux ronds seuls traduisent sa surprise. Je lui demande alors un parchemin, de l'encre et une plume. Il est temps que je donne des nouvelles à mon épouse et mon jeune fils, ainsi que des instructions si jamais le siège venait à mal tourner. Tandis que la servante repart, je pénètre en la chambre. Aussi rustique que mon accueil fut froid. Les murs sont dénués de tapisseries et la fenêtre particulièrement étroite. Le lit est assez bas, sans baldaquin, et sa parure est pauvre, d'un rouge relativement terne. Il est encadré de deux tables de nuit, et un coffre trône à son pied. Seuls quelques pas le séparent d'un bureau relativement petit, en bois de chêne, probablement, devant lequel se trouve une chaise sans nul doute inconfortable.

Je ferme la porte derrière moi, et titube jusqu'au lit avant de me laisser tomber sur le matelas de plumes avec un grognement. Je porte alors instinctivement une main à mon genou encore enserré d'une protection de cuir. Cette dernière formant un obstacle, je soupire mais me décide à me relever pour me mettre plus à mon aise. Je me rends alors compte que tout mon corps brûle de multiples courbatures. Toutefois, cela ne me décourage pas, et la proximité de l'attrayant matelas me donne la force de me désincarcérer de cette tenue, à mi-chemin entre tenue de voyage et armure de combat. Je me laisse de nouveau tomber sur mon lit, mais cette fois-ci fatigue et lassitude m'enserrent instantanément de leur étreinte. Je soulève alors ma chausse pour contempler mon genou, mais ne remarque rien d'anormal. Si ce n'est cette douleur, qui commence cependant à s'atténuer. Quelqu'un cogne à la porte, et suite à ma réponse, entre, les bras chargés de parchemins, avec à la main un encrier et une plume. Il dépose son attirail sur le bureau dégagé, puis repart sans autre bruit que le remerciement instinctif que je laisse échapper. Quand la porte claque enfin, je me laisse aller et ferme les yeux. Je les rouvre après un bref instant et saisit mon livre que j'ouvre à la dernière page que j'avais lue. Toutefois, cette fois-ci, ce ne sont pas les glyphes indéchiffrables du copiste qui m'empêchent de me plonger dans mon imagination, mais bien ce goût amer, cette pensée désagréable, ce retour à la réalité de la disgrâce. La pauvreté de cette chambre, l'accueil glacial, tout cela, je sais à quoi je le dois, ou plutôt à qui, et cela me pèse, maintenant que je suis de retour, et que je suis mis à l'écart comme un vulgaire pestiféré. Je bouillonne, mais ce goût de cendre, mélange d'impuissance et d'injustice, ne daigne me laisser en paix. Je repose de nouveau ce livre sans avoir avancé dans les pages, et me force à me lever, luttant contre le poids extrême de l'oisiveté. Je me lève finalement, mais en prenant grand soin d'exercer mon genou, de manière à mieux cerner la douleur et les mouvements qui la provoquent. Je me rends alors compte qu'elle n'est plus qu'insignifiante. Je marche alors jusqu'au bureau, non sans toutefois faire attention à ma démarche, le souvenir de la douleur restant à vif dans la chair de ma jambe.

Une fois assis, j'ouvre l'encrier, attrape la plume, la trempe dans l'encre sombre, avant de réaliser que je n'ai déplié aucun parchemin. Me débrouillant tant bien que mal pour immobiliser ma plume sans pour autant qu'elle ne tâche le bois de quelques gouttes, je peux attraper et dérouler un court parchemin que je destine à ma famille. Je commence à tracer les premières lettres, mais relativement lentement, temps et concentration étant nécessaires à la lisibilité de mes lignes. Cependant, je ne parviens pas à me laisser porter par les mots, la tâche me semble bien pénible, ne sachant rien formuler de la multitude d'idées que j'ai à transcrire. Les mêmes pensées trottent dans ma tête, appâtant mon esprit divaguant dangereusement sans aucune préoccupation pour mes devoirs réels. Ainsi, je ne parviens à me concentrer, et me retrouve rapidement à fixer les environs à-travers la fenêtre, ayant délaissé plume, encre, et papier. Le spectacle bien que banal semble m'obnubiler tandis que je me perds dans des pensées de plus en plus douloureuses. Je baisse les yeux subitement, laissant transparaître succinctement la peine changée en colère qui met mon esprit en ébullition. Je vois alors ces fourmis qui s'attèlent pour préparer les défenses. Le spectacle m'absorbe de lui-même, cette fois-ci. Les armes qui s'affutent, les tenues qui s'ajustent, les défenses temporaires qui se bâtissent, les flèches qui se préparent,... Je sais, nous savons, nos ennemis savent, nous ne serons jamais assez prêts, mais il y a réellement quelque chose de rassurant dans ces préparatifs. Peut-être que c'est uniquement parce que ça libère l'esprit. Peut-être... Quoiqu'il en soit, l'envie subite me prend d'aller les imiter.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant