Chapitre XI: Le prêcheur inquisiteur (Partie 3)

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  Continuant mon festin, je me plonge peu à peu dans les détails, les quelques rares détails qui nous ont été rapportés. Un frisson me parcourt, mon corps se rafraichit. Tout de même, douze coups de couteau, cela montre un certain acharnement. Une haine viscérale. Peut-être que ma venue est légitime, qu'il y a vraiment un démon ou une sorcière derrière cela. Je ne mange plus, désormais. Ce genre de lecture n'est pas pour favoriser l'appétit, et j'ai suffisamment ingéré de nourriture pour être repu. Je range ce qu'il me reste dans un morceau de tissu que je trouve, vais déposer le tout dans mon sac de voyage principal et retourne m'asseoir pour ressasser encore et encore ce drame si mystérieux. Une grande ombre serrant dans sa main un long couteau, drapée d'une longue cape noire à capuche. Absurde. Ces ouvriers devaient chercher un prétexte pour aller voir ailleurs. Toutefois, je sens peu à peu que mon corps malgré lui commence à jeter quelques coups d'œils réguliers alentours. Je me ressaisis, quand tout à coup l'obscurité se fait dans ma tente. Je n'avais pas remarqué la progression des ténèbres au fur et à mesure que les bougies s'éteignaient, tant j'étais plongé dans mes pensées. Ne pouvant réprimer un sursaut, je reprends rapidement mes esprits et cherche à tâtons la sortie, afin d'aller chercher une torche ainsi que mon briquet. Hélant un soldat, de passage pour qu'il vienne m'éclairer, je n'ai plus qu'à récupérer mon briquet puis chercher dans le halo de lumière une bougie susceptible de m'éclairer. Je remarque du coin de l'œil une de celle qui vient de s'éteindre, la mèche totalement consumée. J'en trouve enfin un lot que je m'empresse d'allumer et de répartir. Je congédie finalement le soldat, pendant que je dépose la dernière sur un coffre de bois ancien. La poussière le recouvre, et passant ma manche dessus, je révèle des armoiries. Ainsi j'ai bénéficié du séjour d'un défunt. Paix à son âme. Je jette un dernier regard en direction de la table avant de me décider à m'arrêter pour ce soir et à me coucher relativement tôt. Tant pis, j'aurais allumé toutes ces bougies pour rien. Je commence par ôter ma lourde cape, puis ma tunique, me retrouvant couvert d'une simple tunique me servant de robe de nuit. Je joue des épaules, celles-ci me remerciant de la légèreté et de la liberté dont elles peuvent de nouveau profiter pleinement. Je rentre mon crucifix sous ma tunique. Je fais le tour de la tente pour éteindre la plupart des chandelles, et n'en conserver qu'une que je porte à mon chevet pour m'éclairer. J'inspecte la paillasse attentivement avant de m'allonger et d'attraper la bible à mon chevet. Ézéchiel, chapitre 25, verset 10. Voilà où je m'en étais arrêté dans cette énième lecture de ce livre saint. Je suis plongé dans ma lecture, quand au mot "Malin", je sens comme une odeur de brûlé. Je repense à ce gamin, sur l'échafaud. Non, à ce démon. À cet instrument du Malin, justement. J'en suis persuadé. Mais pourquoi ne parvins-je à m'en convaincre ? Il faut que je me raisonne. Seulement, ces paroles... celles de l'intendant, elles me hantent, elles refusent de cesser de résonner en moi. Dès que je m'en éloigne, leur écho me rattrape. Elles sont comme un bruit assourdissant qui vrille mes pensées. Comme le bruit du brasier dévorant cet enfant... de Satan. Je crois l'entendre, ce bruit. Non, je l'entends. Cette odeur, qui s'intensifie, ce bruit. Un incendie ! Je me précipite au-dehors pour comprendre ce qu'il se passe. Des tentes brûlent, la panique s'empare des alentours. Je remarque alors un homme, sur la chevelure blonde duquel les flammes jettent des reflets roux. Je ne sais si mon esprit me joue des tours ou si j'aperçois ce gamin qui serait devenu homme. Je m'approche, interdit mais bouleversé. Un pas après l'autre. Je le vois alors me faire un signe. Un doigt passe rapidement sous sa gorge. Que me veut-il ? Je ne comprends pas. Jusqu'à ce qu'une lame ne pénètre en mon dos, tranchant les chairs, déchirant les muscles, tailladant les os. Je hurle de douleur. Ou du moins j'essaie. La fumée faisant son œuvre, je ne parviens qu'à laisser échapper un faible son éraillé tandis que je tombe au sol. Je ne sens plus que la douleur qui irradie de mon échine. Je saisis mon crucifix pendant que je ne vois un homme courir en direction de celui qui m'avait tant intrigué. Le voyant disparaître, je ne sais pourquoi, je tente de me relever, mais je ne sens plus mes jambes. Je tente alors de ramper à la force de mes bras, mais mes forces me lâchent tandis que mes poumons s'embrument de fumer. La souffrance est terrible. J'abandonne, ne pouvant faire autre chose que toussoter. Je tente de me retourner, malgré mes jambes toujours inertes. J'aperçois alors la voute étoilée, tandis que la douleur dans mon dos faiblit. Le froid m'envahit, contrastant avec ces flammes si proches. La douleur est atroce. Non pas cette souffrance physique, dans mon dos, mais plutôt ce doute, désormais inhérent à mes pensées, attaché à mon âme. Qu'ai-je fait, Seigneur ? Se pourrait-il que je me sois fourvoyé ? Une pointe de douleur me fait tressaillir. Des larmes coulent le long de mes joues.

"- Seigneur, saurez-vous me pardonner ? chuchoté-je."

  Sur ces mots, je sens mes paupières vaciller. La vie s'échappe de mon corps, mon âme s'en sépare. Quand finalement je sens la lutte entre vie et mort s'achever, je clos mes yeux, priant pour que mon âme que je sens quitter mon corps s'élève. Ma main s'ouvre, mon bras tombe de mon torse, mon crucifix semblant se libérer de lui-même. Mais rien n'est fini. La flamboyante aura des flammes teinte ma vision d'écarlate, que je vois qu'à-travers mes paupières désormais closes. Un habit de cardinal se présente à mes pensées, et sous une pointe de douleur lancinante, mon visage affiche un terrible rictus tandis que je réalise que j'ai échoué. Je n'aurais été qu'une goutte d'eau dans un océan, qu'un grain de sable dans un désert, qu'un souffle de vent dans une tornade, qu'une flammèche dans un brasier. J'ai échoué, je suis la goutte d'eau qui n'aura pas fait déborder le vase, le grain de sable qui n'aura grippé aucun rouage, le courant d'air qui passe inaperçu, la flammèche qui s'éteint d'elle-même sans avoir propagé l'incendie. Je n'ai rien laissé en ce monde. Pas un souvenir, pas une œuvre. Je n'aurais été qu'un homme parmi tant d'autre, mon existence est vaine. Je voulais l'immortalité, pas celle de l'âme, non. Enfin si, mais son importance est moindre comparée à l'immortalité humaine. La propagation d'une mémoire au fil du temps. Je n'ai pas de fils, réel comme spirituel, rien. Je n'aurais été que de passage dans ce monde. Actant parfois pour le meilleur, parfois pour le pire, toujours faisant ce qui me semblait le meilleur moyen d'atteindre mes fins. Mais aujourd'hui c'est la fin, et le constat est terrible. J'ai échoué. J'ouvre alors mes yeux, noyés de larmes. L'ondée qui s'en déverse me démange d'une manière atroce les joues qui seraient détrempées si la chaleur des flammes ne les asséchait. J'ai froid. J'ai peur. J'ai mal. Je ne suis plus.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant