Chapitre XIV : Le génie mécanique (Partie 2)

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Quand je me réveille, je ne sais combien de temps s'est écoulé. Je me redresse, me lève et ne tarde pas à aller lire ce message qui n'attend que moi. Une convocation. Mon mécène, conscient de mes occupations pour le moins prenantes, m'invite à le rejoindre à sa tente quand je m'en sentirai en état. Je grimace quelque peu quand j'identifie la prévenance à l'égard de l'âge. Toutefois, je ne m'en formalise pas. Comme si je pouvais me permettre ce genre de sursaut d'orgueil.

Je change d'atours, me rafraîchit le visage grâce à l'eau fraîche contenue dans une bassine de bois grossier, et quitte finalement mon lieu de séjour. Il me faut un certain temps avant d'atteindre ma destination. Le camp est assez étendu et les courbatures se font sentir. Je suis encore à mille lieues d'être un vieillard, mais si la guerre est une aubaine pour mon génie, elle reste éprouvante pour mon physique. Mais n'en déplaise aux adeptes de locutions latines, le vieillissement accéléré de mon corps ne nuit en rien à la sanité de mon esprit. Bien au contraire. Mais je m'égare, alors qu'enfin je retrouve mon chemin dans ce dédale de tissu et cette pagaille disciplinée, selon les dires de quelque général.

Arrivé, deux gardes me bloquent le passage tandis que l'on m'annonce. Quelques instants plus tard, je suis enfin en face de l'homme qui m'a convoqué. Il semble plutôt enjoué. Cependant ses premiers mots ne sont pas à ma faveur :

« — Et bien je suis plutôt déçu par vos machines. Elles sont certes d'une redoutable efficacité, mais vous m'aviez vanté quelque chose de plus... Spectaculaire. Et de plus robuste aussi...

— Au sujet de la robustesse, Monseigneur comprendra que je n'ai eu le temps de complètement former ses soldats, qui, de surcroît, ne sont pas d'une grande astuce.

— Il est vrai. Et j'apprécie votre franc-parler. Les convenances, toujours les convenances, mais où mènent-elles donc si ce n'est à la déchéance ? Elles enveloppent les conseils d'une telle quantité de velours qu'ils en deviennent inoffensifs. Mais qu'importe, vous commencez à me connaître. Pouvez-vous faire mieux ? Pouvez-vous faire pleuvoir le feu ?

— Cela ne me paraît pas impossible, pourvu que vous me fournissiez les projectiles adéquats, mais à quoi bon, au juste ? Les places fortes ne sont point inflammables...

— Fidèle à vous-même, vous oubliez la force du moral des hommes. Montrez à des gueux du feu, ils y verront de la magie, faîtes pleuvoir ce même feu, ils croiront à une punition divine.

— J'admets que tout cela me dépasse. Mais souhaitez-vous vraiment risquer mes... vos engins pour un atout aussi peu rationnel ?

— Vous êtes homme de science, il n'y a rien d'étonnant à ce que vous ne soyez pas familier avec l'art de la guerre. Mais n'ayez crainte, j'ai fait quérir l'un de vos compères, maître chimiste, arrivé aujourd'hui. Il m'a promis que je serais en mesure de maîtriser le feu sans toucher à vos précieuses machines. Il a apporté avec lui de quoi procéder à quelques essais. Nous verrons bien ce qu'il en est.

— Prenez garde, la poudre n'est que charlatanisme ! m'emporté-je avant de retrouver mon calme de façade. Tout cela n'est bon que pour le spectacle de cours. La guerre a besoin de robustesse, de sûreté, de droiture. La prévision des trajectoires n'est possible qu'avec la mécanique.

— Nous verrons bien ce qu'il en est, conclue-t-il d'un haussement d'épaules.

— Nous verrons bien. Mais puis-je savoir pour quelle raison vous vous vouliez vous entretenir avec moi ?

— Je voulais simplement vous l'annoncer directement. Je sais vos réticences vis-à-vis de la chimie, et vous m'avez bien servi jusqu'alors. Je ne voudrais pas que vous vous sentiez menacé. La guerre n'est pas finie.

— Bien. Puis-je disposer ?

— Faites. »

Sur cette injonction, je sors de la tente. Je me sens trahi. Je ne parviens à m'en détacher, la douleur a beau être abstraite, elle n'en est pas moins présente et tort mon ventre sans pitié. Difficile de raisonner en de telles conditions. Mon esprit n'est plus que vide, son attention est volée par cette unique pensée. J'ai comme une forme de nausée, et je suis comme hors de moi. L'expression prend tout son sens. J'ai l'impression d'avoir été détaché de mon être. Le seul lien qui subsiste est ce sentiment d'injustice, qui relie ma peine aux symptômes de mon corps. Obnubilé par ma rage, je manque percuter un homme qui se dirige tout droit vers le séjour de mon suzerain. Marmonnant quelques mots d'excuse, je reprends ma marche avec plus de prudence et un sentiment de déjà-vu. D'où peut-il bien venir ? Peu d'importance, mais le sentiment du souvenir qui refuse de reparaître m'agace. Cependant, je ne parviens à réfléchir, et je concède la victoire à la rancœur qui obscurcit mon jugement.

Il est certain que les mille facéties de ce charlatan convaincront sans trop de résistance une cour d'imbéciles. Il va me falloir redoubler d'effort, pour trouver un contrepoids adapté. Cette fois-ci, il n'est nulle question d'optimiser le réglage pour améliorer une trajectoire. Il va me falloir en trouver une, sans même voir mon adversaire.

Perdu dans les obscurs tréfonds de mes pensées, je me prends les pieds dans un seau qui entraîne ma chute. Quel désagrément, voilà mes vêtements souillés de terre. Mais le pire est évité, je n'ai rien si ce n'est une petite blessure d'orgueil. On m'aide à me relever et c'est là que le sort me montre une esquisse de trajectoire. Parmi ces hommes venus à mon secours, se trouve le jeune homme que j'avais un instant envisagé de former. Il est noble, mais en outre, c'est là que je le remarque à son pendentif, il appartient à une famille plus qu'influente. Il me semble impossible d'écarter le maître du paraître, caricature de magicien. Mais je peux consolider ma position. En me rendant indispensable. Et voici les fondations de ce fortin que je m'apprête à bâtir.

Le petit attroupement se disperse et je retiens l'instrument de mon salut.

« Jeune homme ! Attendez ! Je vous cherchais, justement. Vous ne semblez pas être la moitié d'un imbécile, et j'ai vu la manière dont vous regardiez mes machines... »

À ces mots, il semble embarrassé et bien qu'il ait tout du timide, se lance dans des explications confuses afin de se justifier. Je l'interromps donc, amusé, et lui fait part de mon projet de l'instruire. Comble de l'hypocrisie — ne fallait-il pas le persuader que mes intentions sont louables ? —, je lui débite un discours larmoyant sur la vision de mon moi jeune en sa personne. Point de foule pour applaudir la performance. Tant mieux. Je l'invite à me rejoindre le lendemain à l'aube, près des machines de guerre. Quand je le congédie et le vois courir en direction de ce que j'imagine être la tente de son père, par sa somptuosité, un sourire satisfait se dessine sur mes lèvres. J'ai été bien inspiré.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant