Chapitre II: L'archer rêveur (Partie 2)

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   Nous commençons alors à dévaler le point haut où nous étions postés, criant à l'unisson. Un seul cri, une centaine de voix, et cela spontanément. Nous voilà parti, sous le battement régulier de nos pieds frappant le sol. Nous crions ensembles, nous courrons ensembles, nous vaincrons ensembles ! Ayant parcouru les quelques dizaines de mètres qui nous séparent du gros des troupes, nous entrons finalement dans le combat. Ce n'est pas comme je l'imaginais. Quelle sauvagerie... Pas de beau duel digne des chansons, seulement des bêtes s'entretuant. Certains se font égorger par quelqu'un dans leur dos, d'autres sont encerclés par des groupes sans pitié aucune, et d'autres encore gémissent au sol. Par-dessus cela s'ajoute l'odeur de la sueur mêlée à celle du sang. Je suis comme pétrifié, quand je vois un de mes camarades, porteur de l'étendard, tomber sous les coups de massue d'un soldat ennemi. Je fonce alors dans sa direction, plus motivé par l'idée de pouvoir sauver le drapeau plutôt que par un désir quelconque de vengeance. La froideur s'empare de chacun de nous en de telles circonstances. D'ailleurs notre silence en est le garant, car si les bruits sont multiples, peu osent crier, et le simple fait de parler serait assez étrange en un tel instant. Ainsi la seule symphonie est celle du fer contre le fer, du fer contre le cuir, du fer contre les os, mais aussi des chevaux agonisant parmi les hommes et des corbeaux se félicitant de leur festin prochain.

   Et je suis là, à courir parmi les corps, posant le pied sur certains, même. Je cours, non pour ma vie mais pour la gloire. J'arrive à l'étendard assez rapidement et en un très bref cri, plante ma lame dans l'abdomen de mon adversaire. Et je la vois, cette étincelle dans ses yeux. Cette étincelle qui s'éteint peu à peu, et je sens le sang chaud qui ayant coulé sur ma lame atteint finalement ma main. Son regard s'éteint alors, son poids pèse sur mon poignet autant que sur ma conscience, et je pivote pour le laisser s'effondrer, tirant ma lame de son morbide fourreau. Je l'essuie alors, et ramasse la bannière de notre régiment, et les arbore bien haut. Elles sont souillées de terre et de sang, mais elles sont toujours aussi flamboyantes à mes yeux, comme notre soleil à tous, nous qu'elles lient dans une promesse fraternelle de mourir pour leur gloire. Je vois alors un cavalier s'approcher de moi, relever sa visière, et je sens l'approbation dans son regard, il donne un léger coup du plat de sa lame sur le bout de bois qui me permet de l'arborer si fièrement comme pour me féliciter. Mon cœur s'envole, je suis aux anges, qui aurait cru que si futile acte aussi intéressé et vil que le mien aurait pu me faire exister aux yeux d'une personne si importante ? Je me vois déjà au sortir de la bataille être adoubé pour mon courage. Ainsi, quand je remarque enfin qu'il s'est éloigné, je suis galvanisé comme jamais, je ne suis plus qu'adrénaline, j'entends, parmi les bruits du fer contre le fer, du fer contre le cuir, du fer contre les os, une douce chanson d'un ménestrel chantant mes exploits guerriers.

   Je me jette alors sur le premier ennemi passantde dos, et lui enfonce, avec l'énergie de l'espoir, mon arme dans l'échine.Mais l'héroïsme que je vois en cet acte est vite terni quand je réalise que monépée est coincée et que je suis alors forcé de contempler ma terribleœuvre. Un nœud m'enserre les entrailles, et je ne peux m'empêcher devomir, probablement aidé par l'odeur de putréfaction qui commence à se faireprésente en plus de celle du sang et de la sueur. Je reste accroupi, appuyé surle manche de mon fier étendard un moment, miraculeusement épargné par mesennemis qui ne doivent me remarquer, moi, si chétif que je suis, et dans unetelle position. Je sens des larmes commencer à couler, je réalise que je nesuis pas un héros, que je ne peux prétendre qu'au titre de meurtrier n'ayantmême pas eu la décence de suivre le combat de mes frères d'armes, pour aiderceux qui en auraient besoin. Un blessé, qui gémit au sol et que je n'avais pasvu jusqu'alors me saisit alors la cheville et me supplie de l'aider, neparvenant à bafouiller que ces quelques mots. Sa face ensanglantée et qui mesemble déformée m'effraie plus qu'autre chose et je me relève d'un bond,sortant mon couteau, plutôt long, de mon fourreau. Je cours alors, pourm'éloigner, pour fuir tant le blessé que mon dernier coup de pinceau sur cettetoile géante. Mais le tonnerre se fait entendre. Étrange. Je m'arrête etlève les yeux au ciel, qui est bel est bien dégagé. Je ne comprends pas,jusqu'à ce que je remarque que tous regardent derrière moi. Je me tourne alorset je vois les éclairs. Une vingtaine de chevaliers en armure, dont les chevauxcausent un vacarme apocalyptique, et les armures réfléchissent l'éclat dusoleil si brillant par une si sombre journée. Je ne vois désormais que comme auralenti, je sens mon pouls s'accélérer, mes veines sont sur le point d'éclater.Mais je reste pétrifié devant ce magnifique spectacle, les épées s'abaissent,les corps s'effondrent sur leur passage, et de plus en plus, ils serapprochent. Alors je reconnais leurs couleurs, et je brandis mon étendard plushaut que jamais. Que faire d'autre ? Je ferme alors les yeux, prend une longuebouffée de cet air souillé, maintiens l'étendard bien haut, malgré le feu dansmon bras gauche. Et j'attends. L'orage se rapproche toujours plus, et aprèstrois longues secondes, je la sens enfin, la froideur de la pluie d'acier. Jesuis déchiré sous le choc, et j'ai l'impression de voler, les yeux toujoursclos. J'ai froid. Peut-être est-ce dû à l'air qui s'infiltre désormais dans moncorps transpercé. Le sang inonde ma bouche, la nostalgie m'étreint: je neserais jamais chevalier. Je veux pleurer, mais je ne peux. Tout comme je nepeux bouger. Tout comme je ne peux sentir. Tout comme je ne peux ouvrir mesyeux clos. Désormais, même le goût du sang s'atténue. Il ne reste plus que cerequiem qui me berce, une fois que l'orage est passé : le bruit du fer contrele fer, le bruit du fer contre le cuir, le bruit du fer contre les os.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant