Chapitre XIV : Le génie mécanique (Partie 1)

5 2 0
                                    



Maître des rouages, artiste à ma manière,
Seigneur du levage, courtisé par la guerre,
Mon inventivité trouve enfin résonance,
Dans l'exploitation sans scrupules de la science.

Tout fonctionne. À merveille. Mais la trajectoire peut être améliorée. Et la fiabilité, aussi. Nous repousserons les limites, c'est certain. Nul n'arrête le progrès. Je m'affaire et exhorte les soldats qui me sont mis à disposition à suivre mon exemple pour pouvoir de nouveau utiliser au plus vite ce bijou de technologie. Il faut que j'éprouve de nouveaux réglages. Je suis absolument sûr que ma création peut faire mieux. Tellement mieux. De là à faire écrouler le rempart, il ne faut pas rêver, mais les dommages peuvent être bien plus décisifs, je le sais. Après tout, si l'on me permet toutes ces expériences, c'est avant tout pour l'avantage que mes enfants prodigues prodiguent. À moi de faire en sorte qu'ils me gardent dans le giron des puissants.

Une fois que le trébuchet est de nouveau armé, prêt à l'emploi, je fais tendre quelques cordes, alourdir le contrepoids et coordonne une mise en rotation. Je laisse mes doigts glisser sur le bois grossièrement taillé, en une communion parfaite avec ma création. Je sens chacune des aspérités de la matière, chaque petite fissure, chaque petite écharde prête à inciser ma peau. Puis j'enclenche le mécanisme, et la roche prend son envol. Magnifique. Je ne peux encore m'estimer satisfait du résultat, mais jamais je n'aurais cru parvenir aussi loin aussi vite, ne serait-ce que quelques mois auparavant.

Les guerres sont si prolifiques... Assurément, elles sont l'horreur. La mort, la maladie, les famines qui s'ensuivent. Rien de tout cela n'est souhaitable. Mais l'évolution est si grande, en temps troubles... Sans guerre point de paix, sans paix point de progrès. Car c'est en temps de paix que l'on prépare la guerre et que les seigneurs prennent miraculeusement goût à l'ingénierie et aux merveilles mécaniques. C'est aussi durant les trêves que le temps vient d'exploiter les dernières prouesses pour la vie quotidienne. À croire que la guerre nous est essentielle. Mais si elle ne l'était pas, comment pourrait-elle seulement subsister aujourd'hui encore ?

La noirceur de mes pensées me surprend parfois. Mais pas aujourd'hui. Pas alors que les dernières expérimentations sont concluantes. Pas en ce jour béni où une portée record a été atteinte. Je sauterais de joie, si cela ne risquait pas de m'attirer les regards noirs des misérables qui m'entourent. Leurs traits se sont bien creusés. Fatigue, poussière, faim. J'en sais les causes. Si seulement ils réalisaient ce dont ils sont témoins... S'ils étaient capables de mettre un temps leur confort de côté pour penser plus grand, pour voir plus loin et apprendre à s'émerveiller de nouveau, peut-être alors perdraient-ils ces airs moribonds et leurs regards retrouveraient-ils l'étincelle de l'humanité.

Un jeune homme accourt alors. Essoufflé quand il m'atteint, il ne prend cependant pas le temps d'apaiser sa respiration avant de m'indiquer le défaut qui immobilise l'un de mes joyaux. Un choc me parcourt. Ai-je commis une erreur quelque part ? Ai-je oublié une pièce ? À-moins qu'il ne s'agisse d'un mauvais réglage ? Non, je dois cesser de me torturer, il faut que je vois cela de mes yeux, le garçon n'est pas en mesure de me renseigner avec assez de précisions pour que je puisse déceler ce qui cloche. Je le secoue afin qu'il me conduise au plus vite à la machine malade. Peut-être trop brusquement, puisqu'il met un certain à réagir. Mais ne sommes-nous pas en pleine bataille ? Ce jeune gringalet n'a décidément pas sa place ici. Il assume toutefois son rôle jusqu'au bout et je dois forcer le pas pour qu'il ne me sème pas en route.

Quand j'arrive sur place et peux constater de mes yeux l'étendue des dégâts, je suis effaré. Il est évident que la baliste ne fonctionnera plus : la corde qui servait à la réarmer est tranchée. Une demi-douzaine d'hommes s'affairent autour, à tenter de comprendre le pourquoi du comment. Je les invective et peine à me contrôler dans cet échange avec cet idiot qui tente de m'expliquer que mes engins ne fonctionnent pas tout à fait. Quand je lui demande s'il est un saboteur, il hausse les sourcils avec incompréhension, et me retourne des yeux ronds. Mais qu'a-t-il dans la tête ? Est-il seulement conscient de ce qu'il fait ? Il n'est quand même pas bien difficile de comprendre le rôle des quelques cordes apparentes. Quand il hausse les épaules et se détourne, j'explose. C'en est trop, je lâche un flot d'invectives à son encontre avant de pester sur les spectateurs stoïques du carnage qui s'est opéré sur ma création. Le manque de réaction attise ma frustration et je décide donc de faire un tour des quelques groupes d'incapables qui manient des outils dont ils ne savent saisir la pleine teneur.

Après quelques centaines de pas, de nombreux conseils prodigués sans grand espoir qu'ils aient été écoutés, mais aussi quelques joies dues à la réussite de tel ou tel réglage, je m'adosse un moment sur l'armature de cette bête de guerre qui s'est éteinte comme quelques autres avant elle. Je soupire un grand coup, puis le remarque. Cet écuyer, dans la fleur de l'âge, avec cette étincelle dans les yeux. Je la connais, cette étincelle. Je n'ai pas souvenir de l'avoir déjà vue, mais je sais pertinemment que je l'ai portée. Oh oui, peu de doute là-dessus. Il n'est peut-être pas si idiot qu'il le paraissait. Du moins, est-il curieux, qualité trop peu présente, puisque je peux constater qu'il regarde avec un mélange d'envie et d'incompréhension les parties endommagées de la machine. En comprend-il seulement le fonctionnement ? J'en doute. Pas pour le moment. Mais ne pourrais-je y remédier ? L'autodidaxie a ses limites que seul un fou ignore. Tout le monde a besoin d'apprendre des autres pour avancer, mais surtout d'un mentor érudit. Il est peut-être temps pour moi de commencer à transmettre mon savoir. Il serait bien dommageable que celui-ci se perde. Je ne suis plus très jeune. Mais ce gamin peut-il avoir les épaules assez larges et la tête assez pleine ? Son air ahuri ne me rassure pas vraiment quant au second point. Mais qui sait à quoi j'aurais pu ressembler, à cet âge, en ce lieu, à ce moment précis ? Je chasse l'image qui m'apparaît spontanément afin de ne trop heurter mon ego. Le passé est à balayer, seul compte le présent, mais aussi cet avenir que je m'apprête à bouleverser. Et ce jeune homme auquel je vais peut-être enseigner les retors secrets de mon amante Physique. Mon instinct me parle. Peu conventionnel, pour un homme de sciences, mais sa manie de tendre la main vers les différents mécanismes, d'essayer de les appréhender, m'interpelle. J'étire les poils de ma barbe blanchie taillée en pointe tandis que je reste pensif. Il pourrait faire l'affaire. Je retourne alors à mon ingrate tâche, à savoir diriger cette bande de sots.

Quand l'intensité des combats s'amenuise enfin, je n'ai plus de voix et mes muscles me brûlent après ces nombreux allers-retours à toute vitesse. Miracle, certaines de mes créations restent fonctionnelles. Ce n'était pas gagné d'avance, en de telles mains. D'un autre côté, je ne peux contenir l'excitation qui s'échappe par tous les traits de mon visage. Tout a fonctionné. Mes modifications après toutes ces heures de travail n'auront pas été vaines. Il reste de l'ouvrage, mais le monde est en marche. La poudre noire n'est rien d'autre qu'une mascarade, rien de plus que de la poudre de perlimpinpin bonne à faire fantasmer les princes les plus machiavéliques. Ils se leurrent, croient en une révolution. Bel artifice, mais la mécanique la surpassera, et à moindre coût, j'en suis certain. De la chimie... Pitoyable. Seule la physique porte l'avenir de l'armement. Je le prouverai. Peut-être pas aujourd'hui. Peut-être pas en cette vie. Mais que ce soit par mon intellect ou par l'inspiration que je transmettrai aux prochaines générations, je montrerai la capacité de mes machines. Sans danger pour les hommes qui la manient, de surcroît, bien qu'ils m'ont démontré aujourd'hui que cette prévenance n'était peut-être pas nécessaire.

C'est donc rageur que je rentre à ma tente. J'écarte alors le rideau et soupire de bien-être quand mon corps ressent la chaleur entretenue dans ma vétuste demeure. Une missive m'attend, scellée, sur mon bureau. Avant de m'interroger à son sujet, je m'allonge et me laisse porter par l'oisiveté. Rien ne presse, et ma journée a été rude. Je savoure ce repos tant mérité et si agréable quand la fatigue est réelle. Je ne pense plus à rien, c'est si relaxant... Et si rare, aussi. Si la simple action de m'étendre ne m'avait vidé de toute énergie, il est certain qu'un millier d'idées m'assailliraient en cet instant. Je laisse mes paupières se fermer, mes yeux rouler et le sommeil m'embrasser.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant