Chapitre XV : Le jeune amoureux et perdu (Partie 4)

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Quand les portes s'ouvrent sur nous, je distingue au loin la scène qui nous attend. Le lever de rideau est spectaculaire. La lumière est magnifique, et donne aux alentours les couleurs les plus vivaces. Même la terre labourée par les bottes et les sabots, encombrée d'armes brisées, encore imprégnée du sang des blessés passés, toujours hantée par les morts, et survolée par les charognards affamés, même cette terre décharnée devient belle par une telle journée.

Tandis que nous courons, la peur au ventre, le baume au cœur, j'aperçois les souches des arbres abattus pour que le campement vive. Mais le plus terrible reste tout de même l'indifférence et la froideur avec lesquelles je remarque que nous sommes sortis bien trop tôt. Nous ne pourrons gagner cette bataille. Rien ne vaut un ennemi commun pour fédérer une armée qui part en lambeaux.

Toutefois, si nous courrons — littéralement — à une mort certaine, le traitreux espoir continue de nous apparaître tandis que les rangs adverses sont parcourus de spasmes : les hommes ne s'entendent plus. Nous ne savons combien de temps leur alliance de circonstance tiendra. Peut-être notre charge la balayera. Peut-être sera-ce la perspective de réduire le nombre de parts dans le pillage qui suivra notre mort. Quoiqu'il en soit, il est trop tard pour faire demi-tour. Je lève ma hache tandis que les mètres s'effacent devant moi.

Le fracas de la première ligne me vrille les tympans. Je ralentis pendant que les premiers coups s'échangent. Nos hommes tardent à déborder, l'attente est de plus en plus longue. Tous s'impatientent. À l'image d'un certain Sire qui nous aura envoyé à la mort quand la victoire lui était portée sur un plateau d'argent.

Je tâche toutefois de rester concentré, moins par volonté de labourer les lignes adverses que pour préserver mes pensées d'un fatal égarement. Aussi, dès qu'une brèche apparaît, je m'y précipite. Le chaos est total, si je ne devais me contenter d'aller tout droit, je n'aurais su qui attaquer dans cette mêlée des corps. Je lève ma hache et frappe, mais manque mon coup. Je parviens toutefois à éviter la chute. Par chance, aucune attaque ne vient sanctionner mon erreur. Vexé, si seulement ce terme peut s'appliquer en pareille situation, je me ressaisis et arrête dans sa course un soldat avec le manche de mon arme. Le souffle coupé, sa trachée l'imite sans aucune difficulté.

Un coup de poing vient heurter ma tempe. Sonné, je profite de ma chute pour laisser une certaine distance entre l'agresseur et moi. Je me relève tant bien que mal et cisaille l'air qui m'entoure, le temps de recouvrer mes esprits. Il reste assez confus. Pas très malin, celui-là. Il n'a d'ailleurs pas compris qu'il ne faut jamais attaquer si l'on ne peut finir le travail. Ni même que l'arme qui pend au bout de son bras gauche a une utilité. Je n'hésite plus, et lui fonce dessus, le renverse au sol avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, et tente de lui trancher la gorge. Seulement, agile à main nu, il parvient à m'interrompre au dernier moment. J'ai beau jeter toutes mes forces dans la bataille, il ne lâche rien. C'est alors que je lui donne un coup de genoux là où il ne s'y attendait pas. La douleur, qui transparaît par ses yeux, me permet de parapher mon œuvre, essoufflé par l'effort.

Je reste aux aguets tandis que je m'accorde le temps de souffler un peu. Le répit ne dure pas, du coin de l'œil j'aperçois un mouvement vif sur ma droite que j'intercepte de ma hache. Par chance, il devait me croire suffisamment affaibli pour que je ne me doute pas un seul instant de sa venue.

J'exulte. Mon âme survole tout cela, dans une léthargie si salvatrice. Seul mon corps se meut encore, dirigé par un féroce instinct de survie. Je ne ressens plus aucune douleur, du corps comme du cœur, la fatigue s'estompe, ou du moins je l'oublie. Je commence à ne plus prêter attention à mes gestes. Il faut dire que le chaos qui m'entoure ne m'aide pas vraiment. Je ne sais plus vraiment où frapper alors je me contente d'agiter mon arme, fébrilement, sans réel espoir de toucher au but. De toute manière, que pourrais-je bien faire à ces chevaux devant lesquels la marée s'ouvre ? Un vague sentiment d'impuissance commence à m'envahir, mais tout comme le reste, je le laisse de côté. Mon esprit et léger, et je balance toujours mon arme comme si je devais faire bonne figure.

Je touche enfin une cible, mais sans vraiment la blesser. Vêtue d'une côte de maille, le peu de conviction mis dans mon coup est repoussé sans grande peine. Une lame m'entaille le bras gauche. Je laisse échapper un cri, de surprise, surtout, tandis que je me jette en arrière. Je dérange un duel, bouscule des hommes, mais qu'importe, je dois me sortir de là. Revenu parmi ce qui doit être les rangs de mon camp, je prends le temps d'observer mon bras. Ce n'est pas beau à voir. Mais tout cela n'est rien comparé à la sensation. La tête commence à me tourner tandis que le sang abonde.

Un soldat qui prend pitié s'approche et m'aide à bander mon bras avec un tissu crasseux arraché à ma tunique. Je n'ai pas le temps de le remercier qu'il n'est déjà plus là. Un autre m'interpelle : « Reste pas au milieu ! Et va donc t'battre, comme tout l'monde ici ! », avant de monter au front à son tour. Piqué, je parviens toutefois à garder mon calme et tâche de me frayer un chemin vers les combats, malgré ma blessure. J'y mets toutefois bien moins d'entrain, et seule la fierté masculine me pousse à défendre mon estime de moi-même à la force de mon seul bras valide. Je dois être fort. Ma main droite sert le bois usé si bien que quelques échardes pénètrent ma peau. Je réajuste alors ma prise pour que mes doigts enserrent désormais les lanières de cuirs justement là pour éviter ce genre de choses.

Je marche toujours d'un pas lent mais décidé. Inaltérable, j'avance à un rythme continuel. Tout cela est quelque peu à l'image de la douleur qui me dévore et me fait tanguer. Elle ne cesse pas, bien que quelques piques régulières me fassent serrer les dents. Constante. Au-dessus de tout ce qui l'entoure. Mais aussi dérisoire en comparaison de mon être qui persiste dans sa progression, tout comme ce dernier l'est aussi par-rapport à la bataille.

Je vois de nouveau les coups s'échanger, les corps s'affaisser, se tordre dans la poussière et le sang. Un frisson me parcourt, qui me fait grimacer quand il atteint et dépasse le bandage déjà bien trop imbibé de sang et de sueur. Malgré le froid que je commence à ressentir, je poursuis. Je raffermis une dernière fois ma prise sur le cuir moite, et charge un gaillard plutôt âgé pour un soldat qui n'a pas le temps de réagir, déjà aux prises avec un autre. Je lève de nouveau ma hache au-dessus de mon épaule pour frapper un nouvel arrivant. Mon bras droit commence à me brûler. J'abats mon arme qui se heurte à l'os après avoir commencé à séparer l'épaule du torse de mon assaillant. Il hurle, ce qui me vrille les tympans et me déstabilise suffisamment pour que je laisse échapper le gage de ma survie dans un mouvement de recul.

Il ne me reste plus qu'à tirer mon couteau, mes minutes sont comptées, autant se battre avec une aiguille. Ma tempe commence à tambouriner, aux vertiges vient s'ajouter une douleur que je n'avais pas sentie arriver. Et pourtant, j'ai l'impression qu'elle est là depuis toujours. Je sers les dents, referme en partie mes paupières mais rien n'y fait, la douleur commence à prendre le dessus. Les cadavres commencent à danser devant mes yeux, le ciel oscille et le bruit devient insupportable. Je rouvre grand mes yeux quand je vois approcher un homme dont je ne sais s'il est ami ou ennemi. Il s'éloigne, finalement. Un dos me heurte et me précipite à genoux. Je me relève comme je peux mais je ne sais plus le moins du monde où je suis ni où aller.

À peine sur pieds, un gourdin me cueille et me renvoie où j'étais quelques instants auparavant. Je n'ai plus la force de me relever, plus les ressources pour dépasser la douleur, je tente de ramper, je ne sais vers où, mais je ne cours pas de grand risque de connaître pire. Cependant, un poids me couche de nouveau au sol. Éclair soudain de lucidité, je l'identifie comme un genou. Je suis condamné, cela ne fait plus aucun doute. J'ai simplement le temps de visualiser une unique image nostalgique, avant de perdre connaissance. Un visage qui appartient désormais au passé, et qui m'accompagne dans la fin de cette vie qui aura été bien courte. Si vide, et si pleine à la fois.

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