Chapitre 2

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—Ça va ? me demande ma tante sans quitter la route des yeux.
—Ouais.
—T'es sûre ?
—Oui, j'ai dit ouais.
—Je t'ai vue dans les escaliers tout à l'heure, j'ai bien vue que tu étais carrément essoufflée, je leur demanderai, à l'hôpital, de te remettre le concentreur d'oxygène, pour la nuit au moins.
—Non. Je vais bien et j'ai horreur de ce machin qui fait un bruit horrible toute la nuit.
—Mais au moins je ne m'inquiéterai pas que tu meurs étouffé.
—De toute manière, tu t'inquièteras toujours que mon coeur qui n'est même pas capable de fonctionner correctement lâche, parce que oui il va lâcher ! Et oui je vais mourir, mais tout le monde finit par mourir non ? Je mourrai juste avant toi, je mourrai juste à dix-sept ans, peut-pêtre dix-huit si j'ai de la chance, je mourrai avant d'être majeur, oui, et il faut que tu te mette ça en tête, je vais mourrir et je suis désolée. Je suis désolée mais un jour je te laisserai seule, plus seule que tu ne l'as jamais été et je te ferai souffrir, comme tu as souffert quand tu as perdu maman, papa et mon frère, et ta fille qui est partie avant même de connaître le monde. Et oui, cette fois tu ne m'auras plus, car c'est moi qui partira, et tu n'auras plus personne, tu seras seule et je suis désolée, et aucune de leur machines de merde empêchera ma mort.


Ma voix n'a même pas tremblé, aucune émotion ne se dessine sur mon visage que je regarde furtivement dans le rétroviseur, j'ai pourtant cette boule dans la gorge qui me brûle jusque dans la poitrine. Mais comme toujours, je contrôle tout, c'est comme si je portais un masque, un masque qui me protège et qui me permet de tout garder en moi, ça fait mal mais je préfère pouvoir me cacher car je sais que ma tante serait encore bien plus peiner de me voir pleurer. 

Ma tante, je lui jette un rapide coup d'œil, ses yeux sont toujours fixés sur la route mais ils sont rouges et des larmes coulent le long de son visage. Elle se mord la lèvre inférieure pour ne pas éclater en sanglots et ses mains sont tellement serrées sur le volant que ses phalanges sont blanches.


J'ai bien trop connu la mort pour en avoir une quelconque appréhension. Et je ne crois pas avoir eu peur, un jour, de mourir. On ne devrait pas en avoir peur. Ce n'est pas la mort qui blesse, non, c'est la vie, la mort, ce n'est qu'une fin, mais pas de tout. Elle ne fait qu'empêcher notre cerveau de fonctionner, puis arrête notre coeur. Et puis plus rien, c'est tout. Vous êtes en vie, et l'instant d'après, vous n'êtes plus qu'un corps. On meurt comme ça, en quelques secondes. Parce que même les secondes, l'intervalle entre chacune d'elle, est assez long pour que la vie, en un claquement de doigt, quitte notre corps. Je ne sais pas s'il y a quelques choses après cette grande faucheuse, et c'est sûrement pour cette raison qu'autant de personne sont effrayés par l'idée même de mourir, car c'est ainsi qu'est l'humain : tout ce qu'il est incapable de savoir, de comprendre et de maîtriser l'effraie. Mais je sais une autre chose, lorsque nous mourrons, que notre corps redevient poussière, exactement de la façon dont TOUT a commencé, les matières qui nous ont constituées, les matières qui nous ont donné la vie et permis de vivre, alimente la VIE elle même, permettent à des êtres vivants comme les plantes de voir le jour, et peut-être qu'ainsi, nous pouvons dire que nous sommes immortels. La mort, de toute espèce confondue, n'est autre qu'une étape d'un cycle, permettant de faire renaître la vie. Tout, même ce qu'on croit être le plus éloigné, comme la mort et la vie, sont étrangement liés et bien plus proche qu'on pourrait le croire. 

J'ai perdu toute ma famille, perdu la foie en la vie, et perdu le goût de vivre quand mes rêves ont été assassiné, l'un après l'autre. Mon père et mon petit frère sont morts dans un accident de voiture en se rendant à un match de hockey sur glace, il y a six ans. Puis ma mère, ayant perdu l'amour de sa vie, et son fils, sa chair, son propre sang, est morte d'un infarctus, un an après leur mort après avoir souffert du syndrome du coeur brisé. C'est fou la façon dont tout est lié, à toutes les échelles, la façon dont on peut mourir à cause d'un chagrin émotionnel trop fort, trop dur à supporter, comme si nous n'étions pas qu'un esprit dans un corps, comme si chacune de nos molécules ressentaient en même temps toute nos émotions, comme si ce qu'on appelle l'âme, ou l'esprit, était démultiplié dans chacune de nos cellules, dans chaque terminaisons nerveuse, comme pour ne former qu'un avec le corps. Cela explique peut-être notre besoin de se confondre dans l'autre lorsque nous aimons, ce besoin inconditionnel que nous fait éprouver notre corps entier, ce désir, que seule l'immense toile de notre peau nous oblige à ressentir sans pouvoir contrôler quoique ce soit. Ce sont les livres qui m'ont appris la plus grande partie de ce que je sais, ce sont aussi les livres qui ont façonné, en quelques sortes, ma façon de pensée, mes expériences aussi, et le peu de ma vie. Mais en ce qui concerne l'amour, je ne l'ai jamais, je ne suis jamais tombée amoureuse, je n'ai jamais aimé inconditionnellement, je n'ai jamais éprouvé d'amour autre que celui que j'ai porté, que je porte encore aussi à ma famille. Je ne sais même plus si j'y crois encore. La petite fille pleine d'espoirs et de rêves plus grand qu'elle, est morte en même temps que sa mère. J'ai perdu la foie en tout. Et je ne veux pas d'un amour car je sais à quel point on souffre lorsqu'une personne que nous aimions plus que tout meurt. Ma mère est morte parce qu'elle aimait trop. Je vais mourir parce que j'ai perdu tout ceux que j'aimais. Mes maladies sont certainement les conséquences de tout ces drames, choc émotionnel après choc émotionnel, jusqu'à ce que mon corps ne tienne plus, commence à s'effondrer, à tomber lentement comme on fait tomber des dominos, un, puis tous les autres suivent. 

Six mois avant la mort de maman, on a diagnostiqué mon cancer des poumons. C'était sa dernière de vivre qui se détruisait. Pourtant elle me souriait encore, même si je l'entendais pleurer, même si je voyais dans ses yeux, à quel point elle avait mal, à quel point aussi, elle avait peur de me perdre, moi aussi. Je me souviens d'un soir, il était tard, et je l'entendais sangloté, j'entendais, je ressentais, sa douleur à chacun de ses sanglots étouffés qui semblaient venir du fond de ses entrailles. J'ai associé ce bruit à celui d'un coeur brisé. Car c'est ces mêmes sanglots qui m'empêchaient de dormir la nuit alors que mon coeur était en train de se déchirer. Je me souviens que j'étais descendue, je m'étais arrêté devant sa porte de chambre entrebâillée, et je la voyais, toute seule dans ce grand lit, sans mon père à ses côtés, elle se tortillait, comme si tout son corps souffrait, et sûrement que tout son corps souffrait, elle tenait un oreiller contre elle, près de ses narines, c'était celui de mon père. Elle s'y accrochait comme si elle s'accrochait au bras de papa, comme si elle le priait de revenir, de ne pas la laisser seule dans ce grand lit, de ne pas la laisser seule dans cette petite vie, de ne pas la laisser seule dans cet univers si vaste. La voir ainsi, m'avait moi aussi, encore un peu brisé, encore un peu plus. J'étais entrée dans la chambre, elle ne m'avait pas vue tout de suite, mais lorsqu'enfin, son regard a croisé le mien, elle s'est mise à pleurer davantage. Je savais que c'était de ma faute. Je savais que c'était à cause de moi qu'elle était dans cet état. C'était à cause de l'idée de devoir m'enterrer. De devoir me regarder mourir, me décomposer au fur et à mesure que ce prédateur horrible qu'est la maladie me rongerait de l'intérieur. Je m'étais allongée à ses côtés et je m'étais mise à pleurer avec elle, en me confondant en mille excuses. Elle m'avait serré fort contre elle et m'avait dit que ce n'était pas de ma faute, qu'elle m'aimait plus que tout, et que jamais plus je ne devais m'excuser. 

Et elle n'a pas eu à m'enterrer. Elle est morte avant moi. Et j'ai du voir les flammes manger son corps. Comme elles ont mangé le corps de papa, et de mon frère. Et bientôt, elles me mangeront aussi. 

Quand je mourrai, ma tante ressentira une fois de plus ce que j'ai ressenti en perdant mes parents et mon frère, et ça me fait mal, je ne veux pas blesser les gens de cette façon, je ne veux pas les voir anéantis par ma faute, parce que je sais à quel point perdre un être cher, nous brise, creuse des plaies qui jamais ne cicatriseront totalement. C'est pour cela que je fais tout pour repousser les gens loin de moi, je ne veux pas qu'ils m'aiment, je ne veux pas de leur pitié, je ne veux pas d'ami, ni de petit copain. Je ne veux plus rien.

Ma tante m'aime comme une fille, et en mourant je ferai d'elle ma victime et je ne veux pas en faire d'autre. Alors au lycée, je traîne tout le temps seule, je ne souris jamais, je rembarre tous les gens qui essaient de m'approcher, même ceux qui me demandent juste un stylo ou une feuille pour les cours. Je n'en ai plus rien à foutre que l'on me trouve nonchalante, trop fière, impolie, égoïste et méchante. Les gens ne m'ont jamais dit qu'ils me voyaient comme tel mais je sais bien qu'ils le pensent, ils sont juste trop polis, trop gentils pour me dire, à moi, à une mourante qui a perdu sa famille, que je suis une horrible personne, mais c'est ce que je suis en réalité. C'était comme si on m'avait vidé de toute émotion, et j'ai l'impression de n'être qu'une coquille vide portée par le vent, allant on ne sait où, sans aucun but, sachant qu'elle s'échouerait bientôt.

VIVRE-Tome1 [Terminé-En relecture et correction]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant