Un battement de paupière

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La nuit fut courte. Elles discutèrent longuement. Aradante était déchirée entre son amour pour son compagnon et leur enfant et son désir de partir à l'aventure, de répondre à la demande de Solen, de suivre Sacha et Iris, autant d'êtres qui lui étaient tout aussi chers. Elle découvrait seulement aujourd'hui combien elles lui avaient manqués.

Depuis leur retour à Gypse Aradante et Rochenéré avaient vécues des jours amoureux et paisibles qui avaient effacés les tumultes de son apprentissage, avec son lot de rencontres, de trahisons, de découvertes et de blessures. La grande bataille Capitale l'avait séparée de Rochenéré. Elle s'y était illustrée avec Sacha et y avait perdu deux amies mais elle avait contribué à chasser sa mère, la Grande Sorcière Héro, pour installer au pouvoir son fils Régis, ou Solen comme Aradante préférait appeler son jumeau. Elle avait retrouvé son amant blessé mais vivant après les combats. Au printemps, après les derniers adieux à son frère et ses amies, elles étaient parties. Elle voulait mettre son enfant au monde dans sa vallée natale. Et Rochenéré voulait l'accompagner en tout. Elle y avait consenti. Elle lui était reconnaissante de son attention humble et patiente, de sa tranquillité apaisante, de sa liberté qu'il lui avait offerte. Et l'idéal d'un grand amour brûlant, la figure de Clément s'était peu à peu estompée.

Elles avaient donc traversé ensemble le territoire des deux peuples pour retrouver ses hautes montagnes. Chaque paysage s'était inscrit comme un moment de sa grossesse. D'abord la nauséeuse et interminable plaine Centrale, plantée d'étendues de céréales en herbes telle une mer verte et ondulante à perte de vue, parfois brisée par une haie fleurie de blanc et rose, qu'elle vomissait, avant d'atteindre enfin le long fleuve paresseux qui la bordait. Aradante avait cru ne jamais y parvenir, submergée par la fatigue et le dégoût. Cette allure convenait bien à Rochenéré qui se remettait de la blessure infligée par Héro. Mais elle avait l'impression de sombrer et s'éteindre, croyant ne jamais voir le bout de ce voyage, les trois aiguilles noires, immobiles vigiles surveillant sa vallée. Chaque nuit était hantée de rêves sanglants et douloureux : le fouet qui la fouillait, la tête de Katrine qui roulait à ses pieds, le champ de merdes et de sang après la bataille, Pétra piétinant des tas de cadavres, les soupirs rauques d'Adelfe agonisante, le sourire moqueur de Clément qui s'éloignait sourd à ses appels, l'odeur infect de la chair carbonisée, la réveillant le cœur au bord des lèvres. Elle éprouvait les bras tendres de son compagnon qui inlassablement la rassurait de mots doux.

Au bord des plages sableuses de la Limone, elles s'étaient longuement reposées, puis avaient remonté son cours sur une gabarre au rythme des chevaux qui la tirait. On était au printemps, l'eau abondante, le fleuve encore navigable mais il fallait souvent mettre pieds à terre pour passer des sauts tumultueux. Puis on avait définitivement quitté la Limone pour piquer au sud à travers des terres mouvementées et rocheuses, avant d'atteindre la vallée du Roten. Sa fatigue s'était évanouie, ses nausées estompées, ses cauchemars envolés. Elle s'aperçut que son ventre tendait l'étoffe de ses vêtements. Il fallut défaire les coutures. Comme la caresse d'une aile de papillon, elle perçu les premiers frôlements de l'enfant. Le soir, sur son ventre, elle posait la main de Rochenéré pour qu'il fasse connaissance avec lui. Après, elles faisaient l'amour avec entrain ou quiétude, selon leur humeur. Leur voyage prit le tour paresseux et digressif d'une promenade amoureuse. Elles flânèrent suivant le cours du fleuve, longeant tantôt plates rives langoureuses, tantôt coteaux perchés, trouvant toujours auberges accueillantes et gourmandes. Bientôt, les premières collines montagneuses s'élevèrent et se plissèrent. Dans l'horizon bleuté du levant, les lignes dentelées des hautes montagnes blanchies de neige se dessinaient et se rapprochaient, de jours en jours plus nettes et précises. Le cœur d'Aradante battait d'allégresse tandis que celui de Rochenéré se gonflait d'inquiétude et d'étonnement. Elles atteignirent la vallée de Gypse à la fin de l'été. L'air sec, l'odeur mêlée de l'herbe, du bétail, le fracas du torrent, le tintement des sonnailles ; tout la réjouissait et Rochenéré se mettait à l'unisson de son bonheur. Il était temps qu'elles arrivent. La grossesse était à son terme. L'enfant naîtrait dans la forteresse de Gypse. Le lendemain, les premières neiges tombèrent et le travail commença.

Cinq ans aprèsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant