VIII.

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Le temps change. La température aussi. Le ciel se couvre de plus en plus de nuages, et je ne peux plus dormir dehors. Je trouve refuge dans des auberges, ou chez les bergers qui vivent là. Certains parlent ma langue, mais pas tous, et leurs sonorités inconnues résonnent parfois, lorsque je repars à la lueur de l'aube et que leurs voix qui semblent me lancer une bénédiction s'accordent aux bêlements des brebis.

Je travaille aussi, pour m'acheter des vêtements chauds et de la nourriture. Dans un petit village, alors que les premières neiges ont commencé à tomber, un paysan m'héberge tandis que je m'occupe de ses champs. Il est très religieux, et je retrouve dans ses yeux, lorsqu'il prie devant le portrait de son dieu, la même étincelle que celle qui animait ceux de mon père lorsqu'il voyait la mer.

Un jour, alors que je reviens de l'étable après avoir rentré les bêtes, je le trouve assis dans la cuisine, les yeux brillants, le regard dur, un verre posé sur la table et une bouteille à côté. Sa religion lui interdit de boire (il me l'avait expliqué alors qu'il revenait d'une journée de prière), pourtant la bouteille est à moitié vide, et le verre aussi. Soudain, il se retourne vers moi comme s'il avait toujours su que j'étais là, que j'étais destiné à y être, il me regarde sans me voir, sa voix est rauque, brûlante, il souffle :

- Mon fils est mort.

Et il vide son verre.

Alors, parce que je sens l'urgence précipitée du désespoir dans sa voix, je m'assieds en face de lui, je prends l'autre verre, je le remplis, et je bois avec lui. Au bout du troisième, il me raconte.

- Il était parti à la guerre. Il voulait faire ça. Pas pour tuer des gens, non. Mais défendre. Protéger. Il aimait ça, ça se voyait dans ses yeux. Il avait un regard si pur, si doux. Alors un beau matin, il est parti. Comme ça. Il nous a laissé une lettre, à sa mère et moi. Mais une lettre, ça remplace pas un fils. Il a été brave, c'est ce qu'a dit le général au téléphone. Je ne le crois pas vraiment. Mais je suis fier de lui même s'il n'a pas été brave ou glorieux. Je suis fier de lui parce que c'est mon fils. Et qu'il a osé. Mais il est mort maintenant. Et sa mère est partie avec la lettre. J'ai plus que son souvenir sur les photos. Mais les images, c'est comme les mots. Ça ne ramène pas les vivants.

Alors, une larme coule de sa paupière à son menton, et il baisse la tête. Il finit son verre, repousse sa chaise, ne me regarde plus, disparait dans le couloir et s'en va à l'étage. Lorsque je reviens dans ma chambre, je pense à mon père, seul et aveugle, et la tristesse me submerge. Puis je pense au paysan, qui pleure sûrement là-haut, et je refoule ma peine.

Le lendemain, le paysan n'est pas levé.

Lorsque je pousse la porte de sa chambre, la lumière du jour m'éblouit, et je plisse les yeux. Il a laissé les volets grands ouverts, la pièce est baignée de soleil. Il est allongé sur le lit. Dans sa main, la photo d'un adolescent. Dans l'autre, une lettre qu'il a écrite. Elle ne m'est pas adressée, alors je ne la lis pas.

Il est mort. C'est la pensée qui s'impose à moi tandis que je reste bloqué dans l'encadrement de la porte sans pouvoir avancer, sans oser bafouer ce lieu devenu saint, et le briser de ma présence. Alors, je referme doucement la porte, je redescends les escaliers, j'ouvre l'enclos des bêtes, défais un pan de la clôture pour qu'elles puissent partir, prépare mes affaires, et je repars à mon tour, après avoir embrassé dans mon cœur la maison et le paysan.

Sur le chemin, je croise une vache. Ses pupilles noires et rondes plongent en mon cœur et y créent un tel sentiment que j'en viens à pleurer la mort du paysan, en réalisant seulement maintenant qu'il ne se lèverait jamais, ne mangerait jamais, ne prierait jamais ; et alors ce mot devient si effrayant que mon corps frémit, tandis que loin devant moi, là où la vache disparaît, s'élève un soleil aveuglant.

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant