XVIII.

42 7 0
                                    

A l'aube, alors que la brume de la nuit plane encore sur les champs, nous partons. Nous laissons derrière nous le refuge, les lits déplacés, les souvenirs de l'orage et la poussière sur le sol. Nous marchons encore, et pendant longtemps. Le ciel est couvert, lourd et bas. Alors que nous nous sommes engagés dans un sentier sinueux qui longe les flancs escarpés d'une falaise, le guide s'arrête. Il se tourne vers moi, ses yeux sont aussi gris que les nuages, c'est comme si le ciel se reflétait dedans, mais alors où sont les étoiles ?, il me regarde et il me dit, en désignant de son doigt maigre le bas de la vallée :

- Tu vois la forêt ?

- Oui.

- Je te laisserai devant. Tu la traverseras, et tu arriveras en ville. Tu diras que tu viens des montagnes. Ne prononce pas le nom de ton père et son ami tout de suite. Attends et observe. Sois discret. Les hommes sont plus téméraires quand ils sont entourés. Ne risque rien, surtout, car tu es seul et étranger. Ils sauront être cruels.

- Vous allez repartir dans les montagnes ?

- Oui. Peut-être pour la dernière fois.

Il n'ajoute rien, il se détourne silencieusement, et le bruit de ses pas sur les graviers du sentier reprend. L'herbe glisse sous nos pieds, le vent souffle depuis l'ouest, des oiseaux nous survolent depuis les hauteurs bleues du ciel, l'ombre des montagnes nous domine, nous écrase par sa force et sa taille, elle s'impose dans notre dos, mais nous fuyons, nous accélérons encore, nos jambes trébuchent entre les pierres, elles dégringolent devant nous, peut-être qu'elles aussi ont peur, et dans cette tourmente invisible, dans ce bouleversement minéral et instinctif qui nous entraine, je souris.

Parce que soudain, alors que le vent fouette mon visage en sueur et que les roches griffent la peau tendre des mes mollets, je me sens heureux. La joie est montée, inattendue, dans mon cœur et dans ma tête, et je crie en riant, tandis que devant moi, les yeux tournés vers l'horizon pâle et blanc, le guide sourit lui aussi, ses lèvres grises ont un minuscule sourire étroit, et quand je lui demande depuis combien de temps n'avez-vous pas souri, il me répond un millénaire, un immense millénaire, et plusieurs centaines de vies sans sourire, je lui dis êtes-vous heureux, mais il ne répond pas, il a trop parlé, il se tait désormais, il se recueille en silence sur son âme pour mieux apprécier la chaleur que l'allégresse fait pousser en son cœur aride, et pendant tout le reste de la descente, il ne reste plus que le vent pour combler le silence qui règne dans nos esprits.

En descendant encore plus bas, tandis que l'herbe se fait plus haute et plus dense, que des buissons touffus commencent à surgir entre les plus grandes roches et que le soleil nous surveille par-delà sa barrière de nuages, nous arrivons à un lac. Le guide s'arrête, murmure :

- Nous allons dormir ici cette nuit. Il se fait tard et je suis fatigué.

Déjà il s'adosse contre un monticule, ferme les yeux, sa respiration s'adoucit, devient légère, elle s'éteint presque, mais avant qu'il ne se soit endormi je suis au bord de l'eau claire et transparente. Je m'accroupis près de la rive, je sens les galets qui glissent sous mes pieds, ils sont tout en bosses et en creux, j'en prends un dans ma paume, il est lourd et dense, humide aussi, je le dépose dans l'eau, il s'enfonce jusqu'au fond, et à l'instant où il effleure les autres, un rayon de soleil éclaire la surface miroitante du lac.

J'ai laissé mes mains dans l'eau glacée, pure et froide comme le cœur d'un homme seul, mes doigts s'engourdissent, pourtant je ne bouge pas, car devant moi, là où le rayon de soleil rencontre l'eau, le lac est devenu vivant. Le vent agite la surface, elle ondule et se replie comme un serpent, le soleil l'inonde, c'est un incendie aquatique, et toutes les étincelles brillent jusque dans mes yeux, m'éblouissent et me saisissent. Le vent s'arrête, le silence se tait, mais l'eau brille toujours de milles lueurs, je m'assois au bord de l'eau, mes ongles sont bleus mais je n'ai pas mal. Je reste ainsi, figé, jusqu'à ce que le soleil se couche et disparaisse, et lorsque soudain il fait nuit, que la lune apparait dans un trou de lumière au milieu des nuages et que le lac est devenu un immense trou béant d'obscurité, une bouche ouverte sur les ténèbres, alors je reviens doucement vers le guide, je m'allonge près de lui, ses yeux sont ouverts et ils brillent dans la nuit, il me regarde, d'abord il ne dit rien, ses lèvres sont sèches et sa peau crevassée, il est lunaire sous la pâleur du ciel, puis sa bouche remue, il parle, c'est sûr qu'il parle, mais je n'entends pas.

Alors je me penche vers lui, mais que disent les étoiles ?, il inspire, ses yeux se ferment, il ne me regarde plus, il voit le lac, il se noie dans sa nuit, pourtant il souffle dans un soupir :

- Ne cède pas face à la peur. Elle sera toujours là, avec toi, mais résiste lui. Ne l'ignore pas, elle est légitime, mais si tu la laisses s'installer, c'est à cet instant que tu mourras.

Soudain il pose de nouveaux ses yeux gris sur mon visage, il a encore son regard d'homme mort, je laisse échapper malgré moi où sont les étoiles ?, hypnotisé par la tristesse infinie de ce visage vieilli par l'absence d'amour, il se détourne, et c'est à la lune qu'il parle lorsqu'il répond :

- Elles sont mortes, elle aussi. Elles ont implosé dans le ciel.

Et à présent, il ne reste d'elles que le reflet de leur lumière.

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant