XXX.

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Cette femme avait la force de trois hommes. Elle prit la place du père dès que sa convalescence fut terminée, et décida de casser les rochers qui obstruaient la pente. Ils y passèrent plusieurs semaines, et lorsque ce fut fini, ils purent aplanir le terrain et former ce qui deviendrait une terre fertile. La femme connaissait le langage des plantes mieux que la famille, et quand ils voulaient la questionner sur son passé, elle ne leur répondait que par ces mots :

- Ce qui est mystère appartient au silence.

Le père mourut à la fin de l'été. La femme et les deux fils portèrent le cercueil en bas de la pente. La mère pleura et récita un discours. L'enfant dormait. C'était bref, quelques mots seulement, des phrases tout au plus, car l'homme n'avait jamais douté de sa sincérité de son vivant. Ils l'enterrèrent dans le champ, creusèrent un trou pour l'amener au centre de la terre, pour le rendre à ce qui lui avait donné la vie, pour l'immortaliser aussi, et que de son corps surgisse la vie, et que de cette vie éclosent des plantes, et que de ces plantes puissent des hommes se nourrir.

Quelques mois plus tard, à la fin de l'automne, la mère le rejoignit. Elle était vieille, fanée, et son sourire avait disparu en même temps que sa jeunesse. Les deux fils demeurèrent seuls avec la femme et l'enfant. Celle-ci grandit, et devint une jeune fille. Elle n'allait pas à l'école, et s'occupait de la vache que la famille avait achetée. Elle montait sur son dos, tenait fermement son encolure large et rêche, et elles partaient se promener ensemble à travers la falaise. Elles revenaient toujours avant la nuit, l'animal docile portant sur son dos la fille endormie.

Parfois, en pleine nuit, lorsque la femme n'arrivait pas à dormir, elle se levait, s'arrêtait un instant pour respirer l'air de la nuit, les effluves de sommeil, le calme des ombres et la quiétude qui subsiste à la fatigue, elle prenait ces quelques instants pour elle, pour se recueillir en son sein, pour se souvenir aussi de la tendresse qu'elle a une fois connue, ce sentiment de paix effacée, comme une chaleur qui se répandait sans qu'elle n'en ait eu conscience. Elle prenait ce temps pour elle juste avant de retourner dans les champs, seule, avant l'aube. Elle sortait doucement de la maison, elle faisait partie des ténèbres, elles étaient elle et en elle, elle s'allongeait dans la terre, regardait le ciel, immense, vaste, ce ciel qu'elle regardait autrefois, il n'y avait que durant la nuit qu'elle s'autorisait à se souvenir, le jour elle travaillait, l'alibi était parfait, et quand le soleil tombait derrière la falaise, son esprit n'avait plus la force de creuser au loin, dans les tréfonds, là où il fait froid et sombre.

Mais cette nuit-là, elle ne s'était pas relevée, le dos noirci de terre et les empreintes des pierres gravées sur sa nuque, comme les autres nuits où elle avait entretenu la terre à s'ne faire saigner les mains. Cette nuit, dans la solitude qui convient aux oubliés, son visage était resté étendu, les yeux ouverts, le front haut, vers les étoiles qui tendaient à disparaître. Cette nuit, les tréfonds ont gagné. Elle est restée ainsi, immobile, conservée par l'obscurité, jusqu'à ce que son mari la trouve et pose sur ses yeux deux doigts brûlants pour les fermer.

Les trois tombes formaient une ligne droite, au centre du champ. La terre, nourrie de tous leurs efforts et de toute leur sueur, était devenue meuble, et ses odeurs d'humidité, de feuille sèche et de décomposition s'élevaient jusqu'aux portes des maisons.

Les deux fils furent seuls. La jeune fille partit pour la ville et s'installa chez une parente éloignée. Ils continuèrent de travailler sans relâche, mais leurs corps avaient trop vieilli. Ils se sentaient coupables, mais le fardeau était si lourd et leur douleur si grande qu'ils ne purent faire autrement. Comme ils étaient seuls, personne ne les enterra, et leurs deux cadavres allongés côte à côte sur la terre froide du champ furent lentement absorbés par la nature.

C'est à ce moment que le vent se mit à souffler. Il recouvrit leurs os nus, rongés par les vers, ensevelit lentement les preuves de leur existence, les enterra sous la terre à laquelle ils avaient redonné vie, et les conserva, plusieurs mètres sous terre, non loin de leurs parents et de la femme, réunis ensemble, bêtes sacrées, glorifiées par la nature et l'acharnement de leur travail. Dès ce jour le vent souffla sur les maisons, et sans s'arrêter jamais, il apaisa l'endroit, ce fut lui qui fit voler la terre et qui fit jaillir des corps enfouis les premiers minéraux, qui amena les premières pousses, vertes et repliées, à sortir et à s'épanouir. Ce fut lui qui repeupla la falaise aux couleurs de la vie.

Sans lui, rien n'aurait existé.

Désormais, le champ où fut enterrée la famille est devenu le cimetière, où tu te rendras pour te recueillir sur la tombe d'Antonio. Souviens-toi, chez nous les anciens sont sacrés. Leur sacrifice vaut plus que nos voix. Ecoute, si je te parle de cette famille et de leur effort pour reconstruire ce village, c'est pour que tu comprennes d'où venait Antonio. Il n'a pas vécu ces années de misère et de silence, ces regards sans mots, ces repas sans nourriture, mais il porte en lui, dans son être, dans sa chair, le poids de ces années à endurer la sueur et le soleil. Et c'est à cause du sacrifice de ces ancêtres pour cette terre qui ne donnait pas qu'il est né avide de sang.

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant