XLVI.

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Avec le temps et au fil des années qui passaient, le village s'était étendu. Des commerces s'étaient ouverts et les champs n'étaient plus la seule source de revenus. Les voyageurs qui passaient se faisaient plus nombreux, ils s'arrêtaient tous, fatigués de la route et de la chaleur, reconnaissant de trouver des habitations au milieu de ce désert de verdure, et leur nombre, et leur insistance, et les cernes qui creusaient leurs visages firent qu'un couple décida de transformer leur maison en auberge.

Ils avaient eu beaucoup d'enfants, désormais presque tous étaient partis, et les chambres vides dont les portes s'ouvraient sur leur absence les usaient lentement. Ils réaménagèrent le bâtiment, ils refirent les chambres et créèrent une cuisine plus grande, ils posèrent un panneau à l'entrée du village, et très vite les voyageurs se passèrent le mot, l'auberge fut pleine et de désemplit pas.

L'auberge tourna ainsi pendant plusieurs années. Le couple était heureux, ils étaient entourés, leur maison était de nouveau bruyante et agitée. Leur commerce avait à présent une réputation qu'ils étaient fiers d'entretenir.

Jusqu'au jour où, en portant un matelas pour remplacer un lit troué par l'usure, l'homme tomba et se fractura le bassin. Le temps de rémission allait être long, il était vieux, ses os étaient fragiles et ne guériraient pas, peut-être allait-il passer le reste de sa vie dans une chaise, peut-être ne marcherait-il plus jamais, dans la chambre de l'hôpital où il était il a regardé sa femme, il lui a dit tu ne peux pas sans moi, tu es vieille toi aussi, je ne veux pas que tu t'uses et que tes os cèdent, je ne veux pas que nous soyons ensemble dans cette chambre, je ne veux pas que tu endosses à toi seule une responsabilité trop lourde pour nous deux, je veux que tu trouves un jeune, quelqu'un de fort, quelqu'un de présent, deux personnes ou trois peut-être, on peut les payer, trouve quelqu'un, la femme voyait ses mains à lui, ses mains qui bougeaient autrefois mais qui désormais étaient immobiles sur le draps blancs, puis elle a posé les siennes à côté, c'étaient les mêmes, la même fatigue, la même vieillesse, la même incapacité, elle a hoché la tête, elle a répondu d'accord, et le vieillard a souri.

Le lendemain elle a répandu la nouvelle dans le village, elle en a parlé à tous ceux qu'elle rencontrait, tous savaient pour son mari, ils l'ont écoutée et ont compatis à l'épreuve qu'elle traversait mais la plupart n'avaient pas d'enfants assez grands pour travailler et ceux qui en avaient lui ont expliqué qu'ils étaient embauchés ailleurs, dans les champs et les vergers.

La femme continue, elle gravit la rue principale, il n'y a plus beaucoup de passants, la nuit arrive doucement, elle monte encore et aperçoit la silhouette du cimetière. Elle sait qu'il n'y aura personne, qu'il sera encore plus vide que la dernière rue qu'elle est en train de traverser, pourtant elle ne s'arrête pas, elle a besoin d'y aller.

Le portail est là, rouillé, grinçant, soudain elle sourit, elle se dit qu'elle aussi doit être rouillée et grinçante, elle pose sa main sur la poignée en métal mais la relâche aussitôt, elle recule d'un pas, devant elle se tiennent deux ombres qui avancent dans l'allée, elles ne parlent pas, il n'y a que le bruit des graviers qui déchire le silence, elle les regarde et ils avancent, elle sait qu'ils l'ont vue, la lune surgit et les éclaire, elle voit leurs visages, à présent ils sont en face d'elle, à un pas du portail, ils l'ouvrent et sortent, ils ne s'attendaient pas à voir quelqu'un, il est tard pourtant, ils ont un sentiment étrange, une hésitation qui les parcourt comme dans l'attente de cet être qui est arrivé, qui les a trouvé, eux, les effacés, eux qui s'étaient cachés d'aujourd'hui et que demain n'était pas censé trouver, le vent referme la barrière, il y a un claquement sec, le silence ne subsiste pas, ils se voient et se considèrent et en cet instant, c'est le monde des morts qui heurte celui des vivants. 

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant