Le col n'est plus qu'à deux jours de marche. Je ne sais plus depuis combien de temps nous errons dans ce paysage qui se ressemble chaque jour, pourtant le guide ne doute pas, n'hésite pas, il poursuit sa route, et son dos courbé semble s'intégrer tout entier aux montagnes, comme si elles l'absorbaient. Il n'y a plus de refuge, et nous passons les deux dernières nuits dans mon pays dehors. La nuit est courte et brève, car le froid est vif et mordant.
Au réveil, mes lèvres sont bleues.
Le ciel est couvert, les nuages nous écrasent. Les yeux du guide sont de plus en plus sombres, et lorsqu'enfin nous parvenons à franchir le pic et que sous nos pieds s'étend la terre d'un autre pays, il les lève vers le ciel, le vent se tait, il les ferme et une larme coule sur sa joue. Il souffle « je suis vivant », mais il n'en parait pas heureux. Sa voix est faible, et elle s'oublie dans le vent. Je pose ma main sur son épaule, doucement pour ne pas brusquer son recueillement fragile, et il m'effleure de son regard d'acier. Il essaye de me sourire, et il dit :
- Nous y sommes. Maintenant, nous devons regagner la vallée. Il nous faudra encore quelques jours, alors sois patient. Mais tu y es. Le pays est là, devant toi. Et n'oublie jamais que tu ne dois plus repasser par ces montagnes. Une fois, c'est tout. Et souviens-toi des oubliés. Tu en trouveras partout, si tu laisses ton cœur être sensible à leurs regrets.
Il se détourne avant que j'ai pu le remercier, et comme il s'en va déjà, je ne prends ni le temps d'admirer l'éclat de la neige nouvelle ni de sentir la fleur de l'espoir éclore dans mon cœur. Lentement, j'arrive à atteindre son passé, et l'horizon prend la forme de mes espérances. Je revois soudain, avec une intensité si vive qu'elle m'éblouit, le halo de lumière autour de la tête de mon père le jour de mon départ. Tout me revient alors clairement, ses paumes, la forme de ses avant-bras, les tâches sur ses joues, ses yeux qui ne voient plus mais ses oreilles qui entendent encore, son silence, son retrait, son ombre à la fenêtre, l'odeur des fleurs qui germent en avril, la couleur des arbres, les voiles des bateaux qui s'élancent sur la mer, tout me revient et me heurte comme une vague, m'engloutit et me noie, c'est un océan de souvenirs qui semble ne jamais s'arrêter, qui m'entraîne dans ses flots et qui me rejette soudain sur la rive, étourdi et ivre de ses images, avant de m'avaler encore une fois, mais soudain une voix survient, une seule et c'est une voix qui déchire l'océan.
- C'est ça qui l'a tué.
Alors l'océan me rejette complètement et je me retrouve ici, à regarder le dos de ce guide qui se courbe de plus en plus à mesure que le soleil décline, et je marche encore, je marche sans m'arrêter, mes pensées marchent elles aussi, mais elles sont loin déjà, elles sont dans la vallées, elles cherchent les indices, elles fouillent les souvenirs de l'imagination, mais quand il fait nuit et qu'elles reviennent, chasseuses sans proies, je les accueille, je les garde contre moi, la nuit les enveloppe de son silence, et elles et moi ne formons alors plus qu'un.
Il savait vivre, Antonio.
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Les Héros Inconnus
General Fiction« Il savait vivre, Antonio. Et c'est ça qui l'a tué. » Lorsque le passé rejoint l'avenir, et que la quête de la vérité entraîne l'amour dans ses recoins les plus secrets.