XIII.

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Nous marchons pendant cent ans. Quelques fois, nous parvenons à atteindre un refuge avant l'arrivée de la nuit, et nous pouvons dormir sur des matelas, ou près de la cheminée, sur la pierre chaude et brillante. Les autres nuits, nous dormons dehors, entre les cimes des montagnes et les ténèbres du ciel. Une nuit, après qu'un voyageur nous ait volé nos sacs de couchage, nous dormons à la belle étoile, sans rien d'autre que nos vestes. Le ciel est clair, nous voyons les étoiles. Le guide les regarde un moment, soupire, déclare :

- Souviens-toi de cette nuit, parce que ce sera l'une des pires de ton existence.

Et il a raison. Vers minuit, le vent se lève. Il nous recouvre de glace et de neige légère, fragile, mais si froide qu'elle mord ma peau et mes lèvres. Nous restons prostrés contre la pierre, englués dans notre crevasse, à regarder la neige tomber sur nos pieds, recouvrir nos genoux, rentrer dans nos gorges et s'imbiber dans nos os. Soudain je me crois devenir montagne, mes yeux se transforment en glace, mes doigts sont de pierre, je ne respire plus, tout devient silence, et seul le vent de mon esprit tente encore de rester vivant, de résister, il crée une tempête, mais mon corps est mort.

Il n'y a que le silence.

Le chaos s'est tu.

Je m'oublie dans la pénombre de la nuit, à sentir lentement mon cœur qui s'arrête, mon souffle qui s'épuise, la vie qui se résorbe.

Plus rien ne bouge.

La montagne m'a avalé.

D'un coup, le guide réagit, il se lève, me force à me redresser, m'oblige à marcher, les pas sont douloureux, mes orteils me brûlent, je veux les arracher, le sang revient lentement, par-dessus la douleur j'entends la voix du guide, continue, ne t'arrête pas, c'est bien, marche encore, reviens vers moi, la lune brille, la neige luit, les yeux du guide étincellent en face de moi, et dans mon âme la flamme se ravive.

Et je vois alors, en face de moi, sur une pente si abrupte qu'elle descend jusqu'au centre de la terre, dans son poumon le plus épais, dans son cœur névralgique, je vois les rayons du soleil, frais encore, graciles, et ils caressent mon visage, mes larmes sont des coulées d'étincelles, je tends les bras, j'attrape le soleil, mes doigts revivent à travers mes gants, je le tiens près de moi, il est si chaud, si grand, puis je le présente au ciel, je le donne à mon père, c'est une offrande à sa solitude, j'ai survécu à cette nuit pour lui, je tends les bras, j'ouvre mon âme, et soudain je me sens renaître, et je sens dans ma chair le souvenir de cet homme qui m'a aimé.

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant