XLV.

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Le lendemain c'est ton père qui l'a trouvé. Ce n'était pas la première fois qu'Antonio s'en allait au cimetière en pleine nuit, pourtant sa mère lui a demandé où il était, il n'était pas descendu déjeuner, elle s'inquiétait un peu, le village n'était pas grand mais que faire s'il lui était arrivé malheur ?, tu le connais, tu sais peut-être où il est parti, il ne parle pas beaucoup en ce moment, ramène le moi je t'en prie, la maison me fait si peur quand j'y suis seule, il a répondu qu'il le ramènerait, Antonio serait retrouvé, elle ne devait pas s'inquiéter, juste attendre un peu.

Il a senti son regard lorsqu'il a remonté la rue qu'Antonio avait prise de nuit la veille, au dernier moment il a bifurqué dans la direction opposée au cimetière, sa mère ne devait pas savoir, c'était le secret de son fils, il a contourné le village en passant par les hauteurs, il marchait vite dans les heures du matin, il est arrivé au-dessus du cimetière, les murs de pierre étaient là, eux ne bougeraient jamais, il a enjambé la grille, il ne voulait pas faire de bruit, le vent a atténué le craquement de ses pas sur l'herbe sèche, soudain il a su, oui, il n'a pas eu besoin de chercher dans chacune des allées, il est parti directement vers celle du fond, il a continué tout droit, jusqu'au bout, près de l'angle où pousse une clématite, il le sent avant de le voir, quelqu'un est allongé sur une tombe, dos à lui, endormi, pur, sacré.

Il s'est assis près de lui doucement. Il ne voit pas son visage pourtant il entend sa respiration paisible. Il regarde son dos qui se soulève, son visage immobile, son esprit qui enfin trouve le repos, et il lui vient l'idée que jamais le sommeil ne lui a paru si béni, si puissant, si capable de rendre à l'homme qui ne dormait pas sa tranquillité.

Il le laisse se reposer. Il ne bouge pas, ne parle pas, parfois seulement il tourne la tête pour contempler la clématite. Les fleurs ont éclos depuis quelques jours et elles s'épanouissent entre les pierres.

Dans l'après-midi, Antonio se réveille. Ton père est toujours là. Lorsqu'Antonio se tourne et retombe sur le dos, il voit d'abord le ciel, un ciel bleu et brillant qui l'éblouit, il grogne et plisse les yeux, il veut les refermer déjà, se rendormir en baignant dans les rayons chauds du soleil mais le sommeil est parti, il lui a donné et a tout repris. Puis il voit le visage de son ami, penché au dessus du sien, sombre par rapport à la blancheur éclatante du ciel, il voit ses yeux et son sourire, alors Antonio sourit aussi, parce que ton père a su où le trouver, parce que la clématite a éclos, parce qu'il n'a rien dit, il ne lui a rien demandé, il ne lui a rien reproché, il s'est juste assis là, près de lui, dans l'herbe qui ondoie dans le vent, parce qu'il l'a rejoint dans l'empire des défunts sans hésiter.

Antonio s'étire, ses bras retombent, il contemple le ciel. Ton père s'est écarté, leurs jambes se frôlent et il demande :

« - Tu te souviens quand il l'ont ramené de la forêt ?

- Pas vraiment. Je me rappelle juste que tu étais parti en courant sans rien dire, juste comme ça. Ensuite tu n'as plus rien dit jusqu'à l'enterrement. Et depuis tu ne dors plus.

- Moi je me souviens bien. Il faisait beau, ce matin-là. Le même temps qu'aujourd'hui. Ma mère n'a rien dit quand les gens ont commencé à s'inquiéter. Elle s'est alarmée avec eux, elle a fait semblant, elle a contribuée aux battues que les hommes ont menées, elle était là, au premier rang, debout, forte, guerrière, elle avait son propre combat à mener. Les gens n'auraient pas compris leur décision. Ils n'auraient pas compris le fonctionnement de leur couple. Quand on l'a trouvé, elle s'est agenouillée près du corps. Elle ne pleurait pas. Elle a posé un linge sur son visage, sur sa peau qui avait pourri dans l'humidité de la forêt. A cet instant tout le monde a cru que c'était pour se protéger, pour ne pas voir la réalité amère de la mort, que c'était trop dur à supporter en plus de la douleur de sa perte ; mais en réalité c'était pour couvrir son sourire. Et le linge a recouvert son visage pendant toute la cérémonie, du moment où le cercueil s'est ouvert à celui où la terre est tombée comme une pluie sur le sarcophage d'ébène. Personne n'a rien vu. Ceux qui ont découvert le corps les premiers, juste avant que ma mère n'arrive en courant comme une damnée pour constater que tout n'était pas un mirage, pour se faire percuter par ce fait irrémédiable, cette vérité qui la dépassait, il était là, absent, la battue était finie, ceux qui ont découvert le corps n'ont rien dit, peut-être n'ont-ils même pas vu le sourire à travers les chairs rongées par les larves, ils se sont tus et ils ont porté le corps jusqu'au village. Nous étions dans les champs pour aider la voisine. C'est quand j'ai relevé la tête pour récupérer la bêche que j'ai vu la longue procession qui descendait vers nous. Les gens étaient silencieux. Ils marchaient, la tête basse, le regard vide, parce qu'ils avaient eu devant leurs yeux d'innocents le corps d'un homme disparu pour toujours. Je crois qu'au fond ils auraient voulu ne jamais le retrouver. Qu'il dépérisse seul au fond de sa forêt, qu'il soit englouti dans le sol comme l'avait été ses ancêtres, que plus personne n'en parle, qu'il devienne une légende, un mythe sans prestige, que finalement tous l'oublient, ils auraient pu dormir tranquillement, les femmes n'en auraient pas rêvé, tout aurait été paisible ainsi. Ils en voulaient à mon père d'être mort, et ils s'en voulaient à eux-mêmes d'en vouloir à un défunt.

- Antonio, pourquoi veux-tu en parler ? Ça remonte à si loin.

- Parce que j'en ai rêvé cette nuit. Il était là. Peut-être que c'est parce que j'ai dormi ici. En arrivant dans le cimetière cette nuit, j'ai eu l'impression que l'endroit était mystique. Qu'il avait des pouvoirs. Que c'était, que ça avait toujours été, un lieu sorcier. Tu dois me penser fou. »

Ton père ne répond pas. Il continue de fixer le ciel. Il sait qu'Antonio n'a pas besoin qu'il parle, qu'il l'incite à se dévoiler, à lui révéler ses pensées secrètes et intimes. Il a juste besoin qu'il soit là, présent, que son regard alterne entre la clématite et le ciel pour se savoir écouté.

Alors Antonio reprend, parce qu'aujourd'hui il a envie de parler, il parle pour combler le silence qui l'a accompagné dans la nuit, il parle pour que son père entende, pour qu'il se souvienne qu'il a existé parmi les vivants, pour que son souvenir reste intact, préservé par la parole, et pour qu'Antonio lui-même se rassure, qu'il sache qu'il peut encore être entendu, qu'il n'est pas vide, qu'il n'est pas creux, que le manque qui lui ronge le cœur ne l'a pas encore tout à fait englouti.

Et ton père qui écoute juste, ton père qui ne dit rien, ton père qui sait tout ça, qui l'a vu dans la douceur de son regard, dans la lenteur de ses gestes, dans l'attitude patiente mais résignée qu'il a envers la vie, ton père qui comprend la douleur mais qui ne sait pas l'empêcher, il se souvient de l'Antonio d'avant, avant qu'il ne grandisse, avant qu'il ne change, lorsqu'il était encore fougueux, fiévreux de vivre, c'était l'Antonio qui se battait autrefois, il revenait blessé, du sang sur la lèvre et au creux des narines, mais les yeux vifs, les gestes grands, le cœur en feu ; ton père le voit devant lui et il se dit que cet Antonio est loin, il a disparu en même temps que le sommeil, désormais il est calme, il est un souffle, un soupir, une ombre qui dort sur des tombes et qui épelle des noms dans la nuit. 

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant