IX.

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« Papa, je t'écris cette lettre pour te dire que je suis vivant. Ça fait huit mois que je suis parti. J'ai vu la nature, j'ai marché avec elle. Elle m'a accompagnée, partout, même dans les villages les plus reculés, dans forêts les plus profondes où les arbres sont si hauts qu'ils éteignent le soleil, dans les océans calmes, dans les mers mouvementées, dans le ciel d'orage et dans les nuits d'été. J'ai cherché, Papa. J'ai cherché la vie à travers tes yeux. Mais je ne l'ai pas trouvé. Je crois, j'ai besoin peut-être de voir à travers toi, à travers ton histoire.

Pour te comprendre.

J'ai vu beaucoup de choses qui étaient vivantes, mais aucune d'entre elles n'était la Vie elle-même, la vraie, celle dont tu parles avec tant de ferveur. Alors, je resterai dans la Nature aussi longtemps que nécessaire pour la voir. Je suis aux pieds des montagnes glacées du nord. Dans trois jours, je les traverserai. L'ascension sera longue, sûrement dangereuse. Mais je n'ai pas peur. Si je parviens à les traverser, je gagnerai ton pays d'origine. Alors seulement, je pourrais marcher sur tes pas. Tu ne m'as pas beaucoup raconté ce que tu as fait durant le temps que tu as passé avec Antonio. A vrai dire, je ne sais même rien des endroits que tu as parcouru. Mais j'y crois. Je retrouverai le passé. Et avec lui, le toi que tu étais, et le moi que je deviendrai.

Je t'aime, Papa.

P.S. : Comme tu ne pourras pas lire cette lettre, demande à la grande Sofia. Sa voix est belle et douce. Elle saura rendre cette lettre touchante.

Ton fils,

Tendrement. »


Les flammes lèchent le bois qui craque dans la cheminée. L'auberge est calme, endormie. Il est tard, et les marcheurs dorment. A l'étage, j'entends des pas, une porte qu'on tire, le grincement d'un sommier, et le silence. Je relis ma lettre encore une fois. Elle est légère entre mes mains, pourtant mon cœur me pèse. Je remets une bûche. Il fait chaud dans la pièce, et j'essaye de me combler de cette chaleur, d'en préserver au fond de moi pour ne pas souffrir de la traversée. Je sais que c'est impossible, mais l'espoir n'écoute pas la raison.

Il y a un autre homme dans la pièce. C'est un vieillard sans cheveux, sans couleur, transparent et invisible. Il est assis dans un coin, sur la banquette abîmée. Il ne bouge pas, ne parle pas. Je crois qu'il dort, mais soudain il se redresse, et me regarde. Ses yeux sont très clairs, et ils brillent dans l'obscurité lorsqu'il se rapproche de moi.

-Tu veux traverser les montagnes ?

Je hoche la tête. Sa voix est cassée, rauque, et il semble souffrir de parler. Je lui demande s'il a mal, mais il ne répond pas. Son regard s'est perdu dans la contemplation des flammes, comme s'il n'avait jamais parlé et que je ne lui avais jamais répondu. Ses mains se sont posées sur ses genoux. Elles me font penser à celles de mon père, mais elles sont plus fortes, plus robustes. Je pense que ce sont des mains de guerrier, puissantes, froides et mortelles.

Il se lève lentement, appuyant ses paumes désormais tremblantes sur la table pour ne pas perdre l'équilibre, et la vision glorieuse d'un soldat antique s'efface de mon esprit. C'est l'âge qui l'a tué, bien plus que ses adversaires. Il disparaît à l'étage, sans un bruit, sans un soupir, sans un essoufflement.

Le temps passe encore.

Je tiens toujours ma lettre entre mes doigts.

Je ne lui enverrai pas.

Je la dépose contre les flammes, et je les regarde manger le papier, danser et s'envoler avec les cendres.


Cette nuit, je dors sans rêve ; et le lendemain matin, lorsque je redescends de ma chambre, la cheminée est éteinte, et les cendres ont été nettoyées.

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant