Le guide a raison, et deux jours plus tard, la tempête s'arrête. Dans la nuit, le ciel redevient clair, les nuages laissent passer des rayons de lune blancs qui s'échouent sur la neige poudreuse, et le vent se tait. Tout l'univers alors, durant cette nuit, se recueille en son sein, nettoie ses blessures, calme sa fureur, s'oublie dans une étreinte avec l'infini.
Dans la nuit, l'univers meurt et renaît.
J'attends les lueurs de l'aube, et lorsque le soleil, doucement, incendie la neige, je me lève et descends. Mes affaires sont posées dans l'entrée, j'ai mangé il y a quelques heures, lorsque troublé par le silence du vent, j'ai erré dans la cuisine, visage pâle dans l'obscurité et fantôme dans la pénombre. Le guide est là, assis, près de la cheminée. Quand il se lève, son souffle m'apporte l'odeur des cendres et du bois mordu par les flammes.
Son teint est blanc, ses yeux sont vides. Il porte sur son visage une lassitude éternelle qui ne mourra qu'en même temps que lui, et pendant un instant je crois qu'il va me dire écoute je n'en peux plus d'arpenter la montagne, je ne peux pas te faire traverser, je ne peux plus faire traverser personne, je suis fatigué de tout ça, je meurs en vivant ici, au milieu d'elle, est-ce que tu comprends, je ne peux pas, je n'ai plus la force de poser un seul pied dans cette neige blanche et molle qui engourdit tous mes sens, elle me tue tu comprends, elle me change en quelqu'un que je ne veux pas devenir, je suis en train de devenir un bloc, tu vois, un bloc de glace, froid et dur, gelé, mort, je ne veux plus me battre, elle a déjà gagné, la montagne gagne toujours, alors rentre chez toi, retrouve ta famille, dis-lui que c'est un oublié qui t'envoie et embrasse-les fort comme je n'ai jamais pu le faire.
Mais pourtant il ne dit rien, le pli de sa bouche ne se dessert pas, il s'habille déjà, ne dépasse de son visage plus que le gris de ses yeux, et sans un mot il ouvre la porte, il s'enfonce dans la neige, et le contraste entre la noirceur de sa veste et la blancheur du ciel m'éblouit. Je saisis mon sac, m'élance derrière lui, il ne se retourne pas, il avance, encore et encore, car il sait qu'avancer dans cette neige qui arrive jusqu'à ses genoux est son destin, peu importe combien ça lui en coûte.
Nous marchons sans parler pendant plusieurs heures. Régulièrement, le guide s'arrête, pose sur la pente derrière nous un regard songeur, puis il boit, mange un peu, me lance un signe de tête comme une question, est-ce que ça va, tu tiens le coup, je hoche la tête, nous repartons. Parfois, des oiseaux noirs aux becs jaunes nous survolent, tournoient dans les hauteurs du ciel, puis disparaissent à l'horizon.
Seul face à mes pensées, je me souviens de mon père. Je tente de ramener des méandres de ma mémoire les souvenirs de mon enfance, quand il me racontait ses voyages et la vie d'Antonio. Le soir, alors que la nuit était tombée depuis quelques heures et que le village dormait, assoupi dans le creux de la vallée, mon père entrait dans ma chambre, allumait la bougie posée sur la table de chevet, et me contait une histoire. Enfant, je croyais à tout ce qu'il me disait de sa voix lente et grave.
Il prenait le temps de comprendre chaque mot, chaque expression, afin de la faire apparaître plus incroyable encore. Dans sa bouche, les banalités prenaient une résonnance propre. Elles s'animaient, et semblaient miraculeusement toucher l'autre personne, celle qui écoutait, et qui sentait en son cœur la tendresse vraie derrière ces paroles ancestrales. Car bien que mon père soit fait d'ombres et de silences, il possède une tendresse fraternelle, aimante, qui offre sans espérer recevoir, et qui attend patiemment que la graine de sagesse qu'elle a plantée éclose lentement. C'était là le secret enfoui dans le cœur de mon père, et qui transparaissait parfois lors des jours de soleil, ou lorsqu'en sa mémoire revenait le fantôme d'Antonio. Alors, dans ces instants-là, l'esprit de mon père devenait comme sacré, et il projetait autour de lui l'aura d'un saint.
Le soleil décline doucement, et un ciel rouge s'enflamme au-dessus de nous. Le guide ralentit, puis dévie pour trouver une crevasse.
- Nous allons dormir ici. La nuit tombe vite en montagne, nous devons être prêts rapidement. Demain, nous marcherons encore et nous pourrons gagner un autre refuge. Mais cette nuit, le ciel sera notre tente.
Le guide est précis et méticuleux. Le campement est installé rapidement, tandis qu'inexorablement, le soleil descend. Lorsqu'il disparait complètement et qu'il ne subsiste à l'horizon que la pâle lueur de son éclat, le guide s'allonge dans son duvet épais, referme jusqu'en haut la fermeture, et me murmure une bonne nuit.
J'observe un instant les étoiles avant que des nuages épars ne viennent les recouvrir, puis je me tourne en attendant le sommeil. Soudain, juste avant de m'endormir me revient l'image de mon père, penché au dessus de moi, ses yeux qui ne voient plus luisants de la flamme de la bougie, et sa voix qui récite :
- Lorsque viendra l'aube, fils, tu comprendras. Mais dors, avant. Dors pour être prêt. Le courage est dans le cœur des gens reposés.
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Les Héros Inconnus
General Fiction« Il savait vivre, Antonio. Et c'est ça qui l'a tué. » Lorsque le passé rejoint l'avenir, et que la quête de la vérité entraîne l'amour dans ses recoins les plus secrets.