XXXII.

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La jeune fille resta quelques temps en ville. Elle apprit plus tard, des années après son départ, la mort de son père et de son oncle. Comme les gens n'étaient pas encore revenus au village, personne n'avait tenu compte de leur disparition. Quand elle le sut, elle décida de ne plus jamais revenir sur les terres de son enfance. Pour elle, la terre avait tué sa famille, et elle lui vouait une haine viscérale, la pire de toute. Celle de la déception et de la tristesse.

Elle grandit, et partit dans une ville plus grande. Là-bas, elle y rencontra un homme. C'est avec lui qu'elle conçut le grand-père d'Antonio. Quelques mois plus tard, ils eurent deux filles, et l'homme voulut les élever à la campagne. Il commençait à détester la ville, pour son bruit, pour ses gens, pour sa densité, pour tout, pour la ville elle-même, et il en venait à détester sa femme qui voulait rester ici, dans la médiocrité, dans l'anonymat, dans la solitude. Ils partirent à l'automne. En remontant vers le nord, ils s'avançaient dans l'hiver, et chaque journée de voyage devenait de plus en plus rude. Quand ils arrivèrent dans la maison des parents de l'homme, celle-ci était vide. Les villageois les avaient enterrés à l'extérieur du cimetière, dans la terre froide et compacte qui revient aux athées, ils les avaient enterrés seuls en dehors de l'enceinte sacrée des murs de pierre qui veillaient sur les autres tombes, dans une ultime confrontation, avec le désir brûlant et tourmenté de troubler leur repos, ils les avaient exclus de tout.

L'homme devint fou. Lui qui croyait encore en la bonté humaine et en la fraternité se retrouva heurté par la trahison et l'amertume des hommes, et l'étincelle de rage que la ville avait éveillé en son être s'embrasa. Il haït ces habitants, tiraillé entre le doux souvenir de son enfance et la réalité de leur cruauté.

Un soir, sa colère devint si grande qu'elle l'engloutit. Il resta éveillé toute la nuit, s'enferma dans le salon, son ombre errait sur les rideaux, si quelqu'un l'avait vu peut-être s'en serait-il inquiété, mais il n'y avait personne, seulement lui dans la pénombre, son dos tourné à la lumière, son visage offert à l'obscurité, il n'y avait personne, seulement lui et sa volonté, seulement lui et son mal. Ce soir-là, la malédiction fut lancée. Ce soir-là, son âme ne connut plus la joie.

Alors, la femme assista, impuissante, à la transformation de son mari. Lui qui était si tendre lorsqu'elle l'avait rencontré, devenait pervers et violent. Il acheta une arme, la garda près de lui. Il sentait le danger, l'imaginait aussi, se réveillait soudain, courait se poster à la fenêtre, observait d'un œil hargneux la nuit sombre et déserte, menaçait ses voisins dans l'intimité de la chambre, puis le jour venu il insultait sa femme qui essayait de l'apaiser, ses enfants avaient peur de le regarder. Il décida d'arrêter de travailler, et arpenta les environs du village. Son arme ne le quittait plus. Son poids familier, lourd, glacé contre sa paume, l'empêchait de déterrer ses parents, d'aller porter leurs cadavres sur les marches de l'église, comme le témoignage de leur souffrance et celui du crime des habitants de leur refuser un repos paisible, ça le retenait de passer dans chaque ruelle avec les corps puants, morts depuis si longtemps déjà, de les présenter à chaque passant pour les accuser un à un de sa colère et de sa souffrance, ce poids-là le rassurait, et l'irréparable ne se concrétisait pas.

La première fois, il a attaqué un homme seul. C'était un paysan qui venait des terres de l'ouest et qui faisait le chemin pour se ravitailler en graines dans la ville voisine. Il était pauvre, sa bourse était usée, ses vêtements aussi, et sur son visage subsistait les ravages de la faim ; yeux hagards, joues creusées, mains tremblantes. Le mari attendait sur le bord de la route, assis sous un arbre, essayant vainement de fuir la chaleur, lorsque le paysan passa devant lui. Il était sur un vieil âne gris, bourru, qui avançait lentement, pas après pas, entre les pierres du sentier.

Il ne réfléchit pas. Plus tard, en ramenant la bourse minable à sa femme, il lui racontera avoir senti son corps réagir, mais son cerveau s'absenter, et c'est dans cette opportunité subite, dans le manque de calcul ou de tactique, au milieu de ce sentier, qu'il pointa le canon de son arme vers le dos de cet inconnu. Il y eut un instant, une seconde minuscule, un clignement d'yeux durant lequel son âme trembla face aux épaules du paysan, puis il cria, d'un vrai cri hargneux et douloureux, il lui cria de lui donner son argent, tout son argent, l'homme répondit qu'il n'avait rien, s'il avait réfléchi le mari aurait vu qu'il était pauvre et décharné, mais il ne pouvait pas penser, il cria encore, son bras bougea, le paysan prit peur, tout s'était fait d'un coup, sur le vif, le soleil lui brûlait les yeux, le cordon de la bourse étincela dans la lumière, le paysan la jeta sur la terre du sentier, la bourse ne brillait plus, le soleil était caché, et dans la lumière disparue, le paysan s'enfuit.

Il ramassa la bourse, la considéra un instant, stupéfait encore par son acte, par la rapidité et la violence dont il pouvait faire preuve, goûta aussi à la vibration de l'adrénaline, à ses sursauts dans son cœur, aux pouvoirs prodigieux que lui conférait cette arme, il sentit cette force qui était désormais la sienne et qu'il croyait avoir mérité. A cet instant, dans la chaleur, la bourse frêle dans les mains, il comprit l'immensité de son destin. A cet instant, alors qu'il était seul, alors qu'il n'y avait rien, alors que personne ne savait, alors que le soleil aplatissait tout sur ce terrain désert, il sut la puissance de sa vie.

Il allait venger l'affront fait à ses parents. Il allait incendier le village, le réduire à néant, le soumettre à sa volonté, à sa grandeur, à lui. Il allait terrasser les peuples, et plus jamais personne n'oserait enterrer ses descendants en dehors d'un cimetière.

La noirceur l'envahit alors, entièrement, elle pénétra sa chair et ses os, ses yeux devinrent cruels, ses mots fous, ses gestes ardents, la bonté disparut, la tendresse aussi, il ne restait que l'aridité de sa colère et l'ivresse de sa puissance, et lorsque cet homme qui s'était agenouillé sur la terre chaude se releva il ne restait rien de lui, car ce jour-là cet homme scella son destin et celui de sa descendance, ce jour-là cet homme se tua lui-même, il condamna son fils, il maudit tous ses enfants, il blâma tous ceux qui porteraient son sang, car désormais ils étaient souillé par le mal.

Plus tard, en rentrant la nuit de ce jour-là, en posant la bourse frêle sur la table, en lui racontant, en lui montrant, en essayant de lui expliquer, en s'arrêtant, en se tournant vers sa femme, en regardant son visage, c'est à ce moment qu'il verrait, dans ses yeux, dans la crispation de ses mains, dans le sursaut de ses épaules, dans sa peur à elle, qu'il s'était perdu.

Mais le mal était fait.

De la lumière ne resterait que son ombre.

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant