X.

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Au petit matin, à la fin de la semaine, l'homme qui doit m'emmener dans les montagnes arrive au gîte. Le temps est déchainé dehors, si bien qu'en ouvrant la porte il réveille le tumulte de la neige et du vent entremêlés qui règne à l'extérieur et le disperse dans l'entrée. Sa silhouette étroite malgré ses vêtements épais se dessine dans la lumière, et tout son corps se couvre d'ombre. Il dit « je suis revenu. », comme si lui-même peinait à y croire, avant de s'asseoir sur une des banquettes qui longent les murs.

Son visage est maigre, sec comme une pierre, et ses yeux d'un gris froid ont une lueur sauvage. Je pense tout à coup qu'il est la montagne, qu'il a vécu si longtemps à travers elle qu'il s'est formé de neige et de chaos, et qu'en son cœur subsiste un froid tel qu'aucune chaleur ne pourra réchauffer. Soudain il se dirige vers moi, il y a encore des flocons dans sa barbe, ses joues sont blanches malgré la chaleur, il prend ma main, la serre faiblement, puis murmure :

- Est-ce que vous êtes prêt ?

Je hoche la tête. Tout, dans mon cœur, dans mon être, jusque dans la racine de mon existence, est prêt. Il y a quelque chose de solennel dans sa voix, comme s'il s'agissait d'un pacte entre lui et moi, d'une confiance aveugle qui durerait quelques mois, et qu'il faudrait respecter malgré les doutes, malgré la peur, malgré les pièges que la montagne nous tend.

- Le danger est réel, vous savez. Tous n'en reviennent pas. J'ai besoin que vous en ayez conscience. Vous devez l'accepter pleinement. Il y a une chance que vous ne reveniez pas. Jamais.

Tandis qu'il parle, sa voix éteint les bourrasques, ses yeux se ferment quelques secondes comme s'il retenait les sifflements du vent encore un peu dans sa mémoire, et je hoche la tête une seconde fois, sans rien ajouter d'autre, pour ne troubler ni le chaos ni son recueillement.

« - Nous partirons dès que la tempête sera finie. Ecrivez à vos proches, dites-leur que vous les aimez. Certains sont morts sans avertir leurs familles, et vous savez ce qui arrive aux oubliés ?

- Non, quoi ?

- Leurs âmes rôdent dans les neiges éternelles, encore et encore, et leurs visages gelés gardent les traces de folie. »

Sa voix faiblit puis disparaît. Il se lève, part dans sa chambre, il effleure les murs comme une ombre, et je reste assis, les yeux hantés par ces spectres qui autrefois, il y a longtemps déjà, se tenaient assis à ma place.

La neige tombe toujours.

Dehors, le temps ne s'arrête jamais.

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant