XIV.

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Il est presque midi lorsque le guide se retourne vers moi, se fige un instant, puis me dit en étendant son bras au-delà de nous :

- La frontière est après le pic, celui du milieu. Il nous reste une semaine de marche, peut-être un peu plus. Après ça, ne retraverse pas ces montagnes. Une fois, c'est déjà trop.

Je ne saisis pas encore ce qu'il dit, pourtant je hoche la tête, car son visage est grave et ses yeux sont d'acier. Puis nous repartons, nous tassons la neige de nos pas, nous contournons les coulées de glace, nous grimpons sur les récifs gelés, et le soir, quand vient l'heure où tout devient sombre et que les oiseaux se taisent, le guide s'arrête, se repose enfin, alors son âme retrouve son corps, reforme une entité unique et solide, et il pose sur moi son regard d'homme qui a déjà tout perdu.

- Tu veux entendre une histoire ?

Je lui réponds que oui. Alors, il s'enfonce plus profondément dans son duvet, inspire longuement, ferme les yeux, le reflet des étoiles brille sur ses paupières, il ouvre la bouche, il parle, et la montagne accueille ses mots et les fait rebondir dans les échos de ses sommets.

- C'est l'histoire d'un homme qui n'a peur de rien. Son père était un fonceur, un vrai. Il a grandi sans douter. Il se sentait fort, invincible. Un jour, cet homme qui pense tout connaître de la vie rencontre une femme. Elle ne parle pas beaucoup, mais elle lit. Alors, cet homme va voir cette femme qui lit et lui demande pourquoi il y a tant de livres dans son sac, et pourquoi les cernes sous ses yeux ne disparaissent jamais. La femme, alors, le regarde et répond : « Je lis pour apprendre. Les livres racontent la vie, ils la fabriquent. Je découvre à travers eux, j'y vois le reflet des Hommes. La vie est un long apprentissage, tu ne crois pas ? ».

Alors l'homme réfléchit. Il pense très longtemps aux mots de la femme. Il ne veut pas abandonner ses idées parce qu'il y tient beaucoup, mais pourtant il trouve qu'elle aussi a raison. Ils se revoient, ils parlent beaucoup. Parfois il ne fait qu'écouter la femme qui lui raconte un livre. Puis, ils décident de passer plus de temps ensemble. L'homme apprécie sa compagnie, il pense que la femme aussi. Ils font un enfant, qu'ils veulent élever selon leurs deux opinions. L'enfant est une fille. Elle est douce et déterminée.

Quand leur enfant a assez grandi, l'homme décide de lui montrer son opinion, plutôt que de lui expliquer. En réalité, il a surtout peur que sa fille ne préfère sa mère, et il a en son cœur le désir égoïste de la voir acquiescer à chacun de ses mots. Ils partent dans les montagnes. Le temps est clair et sec, le soleil brille, tout est calme. L'homme ne se méfie pas. Il ne connaît pas assez les montagnes pour savoir que le danger survient lorsqu'on se croit protégé. Il entraîne sa fille dans des ravins, dans des glaciers, dans des pentes où la neige fraîche s'aplatit sous leurs pieds. Il veut lui montrer que sans la peur, elle peut y arriver, qu'elle peut tout faire.

Mais soudain, alors qu'il est devant elle, la neige s'effondre. La montagne devenue océan les engloutit et se répand partout. Il se débat, il lutte, mais il n'est pas assez fort. Pour la première fois depuis longtemps, il a peur. Quand enfin il parvient à s'échapper de la neige qui l'emprisonnait, il s'élance pour retrouver sa fille. Il crie son nom, il le hurle de toutes ses forces, il entend sa voix qui se perd dans la montagne, qui atteint le ciel, qui traverse les continents, mais sa fille ne répond pas. Il continue de la chercher sans relâche. Après trois heures à arpenter les pentes en retournant la neige et en espérant à chaque instant la découvrir vivante, il la trouve entre deux rochers.

Son corps est raide, ses lèvres sont bleues. Elle ne bouge pas, ne respire pas. L'homme s'assied à côté d'elle, il prend sa main doucement, il la serre entre les siennes. Mais sa chaleur ne peut plus atteindre le corps de sa fille. Alors il comprend qu'il avait tord. Et depuis, l'homme se repend de sa peine.

Je ferme les yeux. Une larme coule dans le pli de mon visage et se perd dans mes cheveux. L'homme reprend, doucement, la voix lente et pourtant amère :

- Cet homme, c'est un pèlerin. Mais il ne prie par pour un dieu. Il ne se lave pas de ses pêchés. Ce qu'il veut, c'est que tout s'arrête et que ses cendres soient dispersées sur la neige, depuis le plus haut des sommets. Peut-être qu'alors, une seule minuscule particule de son être pourra toucher le cœur de sa fille et lui demander pardon.

Il y a un instant de silence, durant lequel la nuit s'abat sur le monde et nous enveloppe de paix. Je demande :

- Qu'est-il arrivé à la femme ?

- Je ne sais pas. Je ne suis jamais redescendu. Sans doute qu'elle nous croit morts tous les deux. C'est bien comme ça. Elle a une vie. Le temps ne s'arrête pas pour elle.

Il n'ouvre plus les yeux, et je me tourne sur le côté. Il ne parlera plus ce soir. Je contemple pendant un moment la neige qui luit, et lorsque je ferme les yeux, sous mes paupières closes, le visage figé de sa fille s'éteint.

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant