XI.

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La tempête dure pendant plus de douze jours. Parfois, une accalmie survient, dévoile un coin de ciel bleu pâle, puis les nuages, plus gros, plus sombres, le recouvrent et l'engloutissent. Le jour devient alors nuit, et la neige lourde qui tombe sans s'arrêter pèse chaque jour un peu plus sur le toit du gîte.

Chaque matin d'attente, le guide se poste à la fenêtre, observe le désert blanc de la terre jusqu'au ciel sans bouger, ce corps blanc, immobile, figé, tout en creux et en bosse, ces dunes de neiges qui sont chaque jour différentes, puis s'en détache à midi, retourne dormir, et lorsqu'il redescend pour le repas du soir, il secoue la tête, en murmurant « non, pas aujourd'hui ».

Alors j'attends. J'écris des lettres à mon père, mais je ne les brûle pas toutes. Parfois, je l'imagine, seul dans son jardin aux fleurs flétries et fanées, ou sur le banc de pierre qui surplombe la vallée. Je me souviens du ballet des voiliers qui rentrent au port, lente procession blanche sur un océan de bleu. Là où je vivais, la nature était clémente et il n'y avait pas de tempête.

Mais tous les horizons sont sauvages.

Un soir, alors qu'un voyageur a ramené de l'alcool et que tous les hommes se sont réunis autour de la table, que le guide a rempli son verre plusieurs fois et que dans ses yeux est apparue l'étincelle de l'ivresse, il me tire vers lui et se penche vers moi. L'odeur âcre de son haleine se répand sur mon visage, pourtant je ne bouge pas. Il y a dans ses gestes une fébrilité qui ressemble à celle de l'hésitation brusque qui convient aux aveux et aux confessions. Ses yeux s'ouvrent plus grands, ils brillent à la lueur des lampes.

- Ne sous-estime pas la montagne, petit. Ne sous-estime rien. J'ai osé le faire, il y a vingt-cinq ans. Et la nature m'a pris ma fille. Alors ne crois jamais que la paix est acquise, parce qu'elle ne l'est pas. La nature ne rend pas, elle prend, et elle prend tout. Si tu te sens en sécurité dans les montagnes, alors tu es déjà mort. Et je ne voyage pas avec les spectres. La tempête va s'arrêter dans deux jours. A ce moment-là, tu descendras à la première heure, dès les premières lueurs de l'aube. Tu seras habillé et tu auras tes affaires avec toi. Si tu es croyant, tu auras prié. Tu auras mangé et tu auras bu. Tu prendras de la nourriture avec toi. Mais surtout, tu seras résolu et sans peur. Car la montagne sent ta peur, et si elle te voit hésitant, alors tu n'iras pas loin. N'oublie pas ce qui arrive aux oubliés. N'oublie jamais pourquoi tu les traverses.

Il se recule, se ressert un verre d'alcool. Je lui demande alors :

- N'aimez-vous pas la montagne, vous qui la connaissez mieux que quiconque ?

Mais il ne répond pas, et le regard qu'il me lance me transperce, parce qu'un instant, une seule seconde, il m'a regardé avec les yeux d'un homme mort.

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant