XLII.

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La femme s'est assise près de son mari, elle a tenu sa main, elle a caressé son visage, elle l'a senti devenir froid. Lorsqu'il fut raide elle s'est relevée, elle a repris l'arme qu'elle avait laissée loin d'elle, elle l'a posée sur le torse immobile, elle n'a plus osé le toucher, il ne lui appartenait déjà plus, seuls comptait désormais son fils, la vie qu'ils auraient tous les deux et ce qu'elle allait devoir lui dire, elle serait honnête, il le fallait, elle ne pouvait pas vivre dans le mensonge.

Elle est sortie de la forêt, elle a repris les sentiers qui menaient au village, elle refaisait le trajet seule, immensément seule, abandonnée, vide, elle n'arrivait déjà plus à se souvenir des heures précédentes lorsqu'il l'accompagnait ; tout paraissait déjà si loin, si effacé, si détaché d'elle et de sa vie. Sa tête était embrumée, elle s'est assise sur le bord du chemin.

La nuit avançait. Il faisait encore tiède. Dans quelques heures il ferait si chaud qu'ils ne pourraient plus lutter contre la chaleur accablante, contre la sueur qui jaillirait de leur peau, contre la moiteur qui les maintiendrait léthargiques, qui les empêcherait de bouger, de manger, de penser, et elle pensa à ces heures de silence qu'ils connaissaient auparavant à trois, le mouvement de l'obscurité, les volets clos, un rayon de lumière qui se pose sur la table, eux qui le fuient, eux trois, eux réunis dans l'ombre. Eux. Désormais seuls.

Elle s'est remise debout. Sa tête ne tournait plus. Elle devait rentrer. Antonio devait l'attendre, s'inquiéter, sans doute il s'imaginait qu'elle était partie pour de bon, qu'elle ne reviendrait pas, qu'il serait seul et sans famille pour toujours, destiné à vivre exclu, rejeté par ses propres parents, qu'en vieillissant il serait alors rejeté par le monde et que tel serait son destin, vivre en ermite, en loup sans meute, en homme sans amour.

A cet instant elle se précipita, elle regrettait de s'être arrêtée pour réfléchir, comment avait-elle pu ne pas songer à son fils, elle courut dans la pente, glissa dans les gravats, les pierres roulaient sous ses pieds, elle était frénétique et acharnée mais quand elle arriva chez elle son enfant était là, il dormait encore, il était encore paisible et tranquille, serein, préservé du chaos que lui apporterait le jour.

La mère le contempla longuement dans son sommeil. Elle ne voulait pas le réveiller, pourtant elle ne pouvait plus supporter ce silence, encore, il l'avait englobée depuis que la fleur avait grandi sur la poitrine de l'homme qu'elle aimait, elle voulait parler, elle voulait se réveiller par les mots, sortir de sa léthargie, reprendre des forces, elle voulait entendre une voix, n'importe laquelle, qui la convaincrait qu'elle tenait encore debout, présente au milieu des vivants.

Elle toucha doucement la main de son fils. Il ne bougea pas d'abord, puis il gémit, lui ne voulait pas se lever, il était trop tôt, elle ne dit rien mais caressa sa joue, alors il ouvrit les yeux, s'adossa au mur, tenta de s'extraire complètement de la nuit, se frotta le visage, demanda :

« Qu'est-ce qui se passe, maman ? »

Sa main trembla sur les draps, son ventre lui faisait mal, dans la pénombre elle ne voyait pas le visage de son fils, il lui parut très loin d'elle, exilé à des milliers de kilomètres du pays de son âme, elle reprit sa main parce qu'elle eut peur qu'il ne parte encore plus loin, elle la tint serrée entre ses deux paumes, captive comme l'aurait du être la lueur, elle baissa la tête et murmura :

« Ton père m'a demandée de le tuer. C'est pour ça que nous sommes partis cette nuit. Il ne reviendra pas. »

Il ne répondit rien, détourna la tête, elle ajouta sans lever les yeux :

« La lueur a gagné, Antonio. J'ai essayé. Je te le promets. Mais elle avait gagné avant même qu'il ne soit né. »

L'enfant ne demanda rien. Il ne voulut pas savoir pourquoi il l'avait choisi elle, pourquoi il était parti aujourd'hui, s'il l'aimait, si c'était à cause de lui, ni son histoire, ni ses raisons, ni même pourquoi la lueur n'avait pas cessé. A compter de cette nuit, Antonio ne parla plus de son père. Désormais il s'élèverait seul, il grandirait sans personne, il serait fort et rude comme un roc, il serait intouchable et insensible, et jamais il ne suivrait le même destin que celui qui lui avait tenu la main le jour de sa naissance.

Pourtant la disparition du père prit quelque chose de bien plus important que la sensibilité d'Antonio. En le réveillant cette nuit-là sa mère s'était sauvée des morts, mais elle avait entrainé son fils sur le chemin des rescapés, sur le sentier amer de ceux qui portent le poids des regrets et des questions que l'on ne pose pas, de la peur refoulée, de l'angoisse de la solitude, comment grandir s'il était seul ? En tuant son père elle l'avait condamné à l'errance des nuits sans fin, à l'attente, à l'obscurité, à devenir l'unique spectateur du théâtre des ténèbres, il était maître mais sa peur l'asservissait ; et déjà si tôt il a du dompter ses monstres, déjà si tôt il a du lutter contre le noir.

Cette nuit-là, dans la pénombre, dans la tiédeur de sa chambre, dans l'intimité de la nuit, Antonio se fit voler son sommeil.

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant