XXIX.

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Je vais te raconter. Mais pour cela, il faut remonter très loin, revenir dans le passé, traverser les saisons et les années, pour trouver l'origine de tout. Car il fut un temps où il n'y avait rien. Sur ces terres que tu vois en contrebas, seules des roches, fortes et sèches, puissantes et insatiables, parvenaient à s'extraire de la terre où il ne poussait rien. Les habitants qui vivaient là aimaient cette terre autant qu'ils la haïssaient. Elle les avait vus grandir, mais elle était si froide et si impitoyable avec eux que beaucoup se résolurent à partir. Ils tentèrent leur chance dans d'autres pays, y trouvèrent la paix peut-être, et ne revinrent jamais.

Une seule famille resta. Le père de l'enfant avait été marchand, et il s'était installé dans le village au bout du monde pour fuir ses créanciers. En vieillissant, le marchand était mort, l'enfant s'était marié avec la fille d'une autre famille, et ils eurent deux fils. Alors que le reste du village partait, et que les maisons se vidaient les unes après les autres, ils prirent une décision. Ensemble, tous les quatre, uniques occupants de cet infime morceau de terre, de cette roche qui les dévorait, de cette malédiction qui les faisait vivre dans la pauvreté et la faim, ils vivraient. Ils ne renonceraient pas, ils ne fuiraient pas, ils résisteraient, et ils vaincraient. Ils feraient de ce village un lieu de paix et d'abondance.

Ils travaillèrent dur pour y arriver. Ils tournèrent et retournèrent la terre, essayèrent différentes variétés de plantes, recommencèrent chaque matin, chaque jour, à l'aube, attendrirent les roches, adoucirent la pente, sans se soucier des échecs et des jours de pluie, sans penser à la douleur et à leurs mains calleuses, devenues grises d'avoir toujours été dans le sol, ils avançaient comme des bêtes, butés, fermes, décidés.

Le vent ne soufflait pas encore.

Il viendrait bien après leur sacrifice.

Les années passaient, et chaque graine recelait les espoirs du travail de toute une vie. Mais tandis que les résultats se faisaient attendre et que la famille s'enlisait dans la misère, les enfants grandissaient. Bientôt, ils durent penser à la survie de leur famille. Ils cherchèrent des jeunes filles prêtes à habiter avec eux, à contribuer à l'essor nouveau qu'ils donneraient à ce village, à venir ici, au cœur du berceau de la création de l'Homme pour l'Homme. Personne ne vint. La famille commença à désespérer. Tout leur labeur allait être compromis par la solitude de leurs fils, et ils savaient que s'ils partaient, s'ils décidaient de tout quitter, le sol reprendrait ses droits, redeviendrait aride, alors leur village, leurs maisons effondrées, leurs ruelles de terre qui voletait partout, leur plaine, leur horizon, tout serait détruit par la volonté inexorable du temps.

Ils attendirent. Ils ne pouvaient pas se résoudre à abandonner, pas si vite, pas sans laisser au destin une chance, pas sans que la vie ne leur donne une étincelle, un seul petit miracle. Ils n'espéraient plus beaucoup, mais l'habitude les avait forgés, et c'était avec elle qu'ils repartaient chaque matin et rentraient chaque soir, les paumes sales et les ongles noirs.

Ils attendirent ainsi plusieurs années. Les enfants vieillissaient et perdaient de leur vigueur. Le père ne pouvait plus travailler que la moitié du jour, et était constamment courbé. La mère pleurait, tard le soir, quand elle regardait la pente et le sol assoiffé de leur sueur.

Le miracle était loin, le temps des espérances aussi.

Puis, un jour de pluie, alors que la terre, charriée par de profonds ruisseaux d'eau froide, creusait de vastes sillons dans les champs et que le ciel se noircissait d'épais nuages sombres, une femme arriva. Elle était forte et grande, avait la tête rasée et un œil hagard. Lorsqu'elle s'assit dans leur maison, elle déclara qu'elle avait entendu leur plainte, qu'elle pouvait porter un enfant, et qu'elle n'avait plus rien à perdre. Aussi laide fut-elle, elle leur apparut comme un ange. L'aîné des fils se maria avec elle, et ils conçurent une fille.

Plus tard, cette enfant deviendra l'arrière grand-mère d'Antonio.

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant