XXXI.

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Je me tenais penché sur la table, le corps tendu vers la bouche de cette vieille femme, les oreilles alertes, à l'écoute de chaque son, de chaque souffle qui franchirait la barrière de chair repliée qu'étaient ses lèvres, de chaque mot qui aurait trainé trop longtemps sur sa langue, à l'extrémité des dents, dans le mouvement infini de l'hésitation. Mais la vieille femme savait. Elle connaissait l'histoire, et les mots connaissaient leurs places. Aucun d'entre eux n'était mal choisi ou dénué de sens, tous fonctionnaient ensemble, s'harmonisaient, s'accordaient avec l'expression du visage et les gestes des mains, et sa voix forte, sa voix d'ancêtre qui détient la vérité, résonnait contre les murs.

Le vent était tombé. Il serpentait encore, soupirant à travers la mer verte de la falaise, pourtant il n'essayait plus de la déraciner, de l'emporter avec lui dans les confins du ciel pour les détenir, elle et sa vérité, elle et sa mémoire, elle et le souvenir d'une époque. Désormais il caressait ses cheveux, recueillait ses mains fragiles, soulageait ses épaules. Le vent avait compris. Le vent avait accepté de lever le voile du passé.

Pendant qu'elle parlait, les nuages s'étaient dissipés, et il ne subsistait dans le bleuté de la nuit que le souvenir du soleil. Ses rayons avaient disparu, pourtant la vieille femme continuait de regarder vers eux, sur la courbe de l'horizon, avec ses yeux noirs où son soleil ne brillait plus depuis longtemps, elle regardait vers eux, vers le souvenir, pour me restituer l'héritage de son passé de la façon la plus fidèle possible, pour conserver ce temps intact, pour figer le monde à travers les mots et le garder dans la commissure des lèvres.

- Tu es curieux. Je le vois dans ta posture et dans l'agitation de tes mains. Le corps trahit la pensée souvent plus que les mots. C'est pour ça que j'aime être sourde. Ça m'a pris du temps de ne plus haïr cette infirmité. D'apprécier la différence. Grâce à elle je n'entends pas les mensonges des gens. Je vois. Je comprends ce qu'ils ne peuvent pas dire. Les yeux, l'inclinaison de la tête, la tension des épaules. Chaque mouvement est une phrase, plus belle, plus fragile, peut-être plus éphémère aussi. Chaque geste détient l'exact sentiment, sans l'embarras des mots. Pourtant, c'est à travers eux que je vais continuer l'histoire d'Antonio, parce qu'ils sont les seuls à pouvoir retranscrire son passé. Il te faut plus que des sentiments pour trouver la vérité. Ne t'impatiente pas. Je vais reprendre là où je m'étais arrêtée. Avant, écoute le silence, écoute la nature, écoute son rythme, et apprend. Tu ne trouveras jamais de meilleur maître que celui qui est à l'origine de tout.

Les Héros InconnusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant