VINGT-HUIT

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Gaëlle

- Des mendiants à la porte de la forteresse, Majesté!

- Vous savez quoi faire. Envoyez les chiens.

- Mais... La famine... Charité...

- Dites-vous que je ne serais pas... charitable?

- Non, mais...

- N'AURAIS-JE PAS PU RÉPANDRE MON VENIN DANS LEUR EAU, LORSQU'ILS M'ONT LÂCHEMENT TRAHIE! CES REBELLES QUI VOULAIENT REJOINDRE BOIS-AUX-MIRAGES, QU'EN AI-JE FAIS?!

Le pleutre, à trembler et morver, me faisait horriblement pitié. Il me dégoûtait presque autant que ces pathétiques mendiants. Même pas le bon sens de me répondre lorsque je lui parlais!

- RÉPONDS!

- Vous les avez exilé...

- Donné la liberté!

- Vous... Vous leur avez redonné liberté dans le désert de glace et fourni un bâton de bois pour se défendre contre les ours, les géants et les vers des neiges.

- Ne vois-tu pas à quel point je suis charitable? Susurrais-je.

- Tout à fait, votre excellence. Je vous demande pardon de vous avoir dérangée pour si peu...

- Va!

Incarnation d'une lenteur exaspérante, le vieil homme sortit enfin. Je me tournais vers un garde et lui fit signe d'exécuter le fonctionnaire, je ne pourrai le supporter un instant de plus et je ne pourrai supporter ses geignements si je le licenciais. Autant abréger.

Le garde parti faire sa besogne et je pensais enfin avoir la paix quand la nourrice paniquée entra en trombe.

- Majesté! Pleura-t-elle. Votre fils fait une crise!

- N'êtes-vous pas capable de gérer un enfant de sept ans?

- Oh, pas ceux qui se transforment en ours, majesté!

- Attendez qu'il se calme, j'irai lui infliger un châtiment à ce moment-là.

- Châtiment?

- Oui, oui... Ne vous inquiétez pas, je frapperai assez fort cette fois pour qu'il ne recommence plus. Maintenant, hors de ma vue!

Je soupirais lorsqu'elle fut partie. Cet enfant de malheur! Pas moyen de se tenir! Toujours à demander de l'attention! Ne pouvait-il pas se contenter de jouer silencieusement dans sa chambre? Si au moins il était beau, ce petit monstre! Si au moins il ne ressemblait pas tant à son père! Je pourrais au moins le montrer en public.

- Je suis ici depuis moins de dix minutes que tu as déjà condamné un homme à mort et promis de battre ton enfant, dit une voix menaçante dans mon dos.

Le contact du commun des mortels devait m'avoir contaminé le cerveau, puisque j'aurais cru entendre la voix d'Astride. C'était impossible, j'avais tué Astride.

Je l'avais supprimée depuis huit ans. La cage thoracique compressée dans un éteau de fer, un papier sablé au fond de la gorge, je tournais la tête en direction de la voix.

Je tombais à la renverse de ma chaise et déchirais ma jupe de soie pourpre sur le coin de mon nouveau bureau d'ébène. Elle était là. Ressuscitée des morts.

Impossible. Impossible. Impossible. Et pourtant.

Une Astride affreusement jeune et belle. Les grands yeux gris délavés, la chevelure presque blanche, le teint de porcelaine. Elle avait encore même ce faux air de candeur qui m'horripilait tant. Astride avait encore dix-huit ans, n'avait pas eu de nuits blanches ni d'enfants.

Je ne puis m'empêcher de me souvenir que ma propre beauté, à cet âge, surpassait de loin la sienne, la faisant paraître insipide. J'étais belle comme une déesse, neuf ans au paravant. C'était avant que la grossesse ne me ruine le corps et les pleurs me ruinent mes nuits de sommeil, après, je me suis jurée de ne plus jamais avoir d'enfants et je l'ai relégué à une nourrice.

Zandrin venait tout juste de devenir un tout petit peu intéressant, il venait tout juste de développer un pouvoir d'Ensorceleur.

Un air moqueur s'est peint sur le  jeune visage de ma cousine.

- Comment fais-tu pour t'endormir la nuit avec de telles pensées? Remarque, tu as toujours été ignoble, tu as dû t'accoutumer.

- Es-tu un cauchemar?

- Ton pire cauchemar, Gaëlle.

Ses cheveux sont devenus roux, une flèche était plantée dans son cœur. Une vision d'horreur, j'avais devant moi Astride telle qu'elle l'était à son dernier souffle. Ce n'était pas un meurtre, comme plusieurs m'en ont accusé, c'était une stratégie de guerre.

Elle m'agaçait, je m'en suis débarrassée.

- Stratégie de guerre? S'écria-t-elle. La guerre n'était même pas commencée, Gaëlle! J'étais venue t'observer, je voulais te laisser une dernière chance, tu l'as laissée passer. Tu mens comme tu respires, tu te fout royalement de tes sujets, tu exécutes un malheureux qui n'a fait que faire son travail, tu bats ton enfant. Tu ne changera jamais.

- Et qu'est-ce que tu vas faire? Tu es morte et enterrée... Enfin, si Olivier tenait assez à toi pour te faire enterrer. Tu es une illusion et tu ne me fera rien.

- Tu crois?

Astride s'est mise à rayonner de plus en plus fort, si bien que je ne vis bientôt plus sa peau. Elle n'était qu'une boule de lumière. Et j'ai compris.

Elle était une Étoile... Qu'est-ce que j'avais fait...

- Je changerai! M'écriais-je en m'élançant à genoux au sol. Je nourrirai les mendiants et n'exécuterai plus personne.

- Tu as manqué ta chance, Gaëlle. Maintenant, tu dois payer.

- Tue-moi si ça te chantes, tue-moi si c'est ce que je mérite!

- Tu mérites pire. Tu tiens plus au pouvoir qu'à la vie, c'est donc le pouvoir que je t'enlèverai. Plus jamais tu ne portera de couronne, plus jamais tu ne sera belle et jeune, même ta mère ne te reconnaîtra plus jamais. L'anonymat, voici ta malédiction.

Je sentis mes muscles se froisser, se tordre, se solidifier. Mon dos s'est rabougris, mes cheveux ont blanchis et fourchu. Ma peau s'est desséchée sur mes os. Un coup d'œil à mon grand miroir me confirma le pire.

J'étais complètement défigurée, mes yeux couverts d'une cataracte épaisse, mes joues mollasses et plissées. Même la forme de mon visage n'était plus la même.

Astride, fatalement, prononça les derniers mots qu'on m'adresserait jamais du reste de mon existence.

- Je serai charitable. Je te redonne liberté dans un pays de l'autre côté du vaste océan. Tu y vivra paisiblement, personne ne te dérangera, personne ne te parlera. Tu sera anonyme et impuissante. Adieu.

Je disparu et ne revins plus jamais. J'ai vécu longtemps, épouvantablement longtemps.

Et seule.

GravitéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant