Chapitre 5 : Patience

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De retour en Enfer, Lucifer retrouva sa chambre et Gabriel la suivit. Plus le temps passait, plus son angoisse grandissait. Il sentait ses forces diminuer d'heure en heure et voir sa sœur fumer tranquillement allongée sur son lit sans rien faire pour l'aider le mettait dans une colère noire. 

Il se tenait en retrait dans un coin de la pièce aux dimensions gigantesques. Il y avait des avantages à gérer l'Enfer. Contrairement à la planque de Valefor, la chambre de Lucifer était très vide. Un lit immense disparaissait sous les coussins contre un mur. La salle était taillée dans la roche et rien ne cachait les murs nus. La seule lumière provenait de l'ampoule d'une lampe à abat-jour sans abat-jour. Des piles de livres aux pages jaunies ça et là tenaient lieu de meubles et leurs ombres inquiétantes s'étiraient indéfiniment sur la roche. Des vêtements étaient étendus de part et d'autre, de tous les styles, de toutes les formes et de toutes les couleurs. 

Incapable de patienter, Gabriel demanda abruptement : 

- Qu'est-ce que tu fais ? 

Il peinait à ne pas laisser transparaître son désespoir. Si même Lucifer n'était pas capable de l'aider, il n'avait plus aucune chance de rentrer chez lui un jour.  

Elle souffla sa fumée vers le plafond avant de répondre d'une voix lasse : 

- Patience, patience, petit frère... On les aura retrouvées d'ici ce soir. Fais-moi confiance, pour changer. 

Il n'y avait aucune agressivité dans son ton mais son frère fut aussi blessé que s'il y en avait eu. Aucun d'entre eux n'avait oublié que leurs relations n'étaient plus au beau fixe, si tant est qu'elles l'aient été un jour. 

- J'ai confiance en toi, Lucifer. Tu es ma grande sœur. 

- Tu n'as pas toujours cru en ta grande sœur. Tu ne m'as pas aidée lorsque je te l'ai demandé. 

- Mais ta révolution, c'était...

Il s'arrêta au milieu de sa phrase. Lucifer tourna la tête vers lui, la cigarette immobile entre ses doigts alors qu'elle la portait à sa bouche. 

- Finis ta phrase. Ma révolution, c'était... ? 

Il ne répondit pas. 

- Stupide ? proposa-t-elle. Impossible ? Inconcevable ? 

- Tu as voulu t'élever au-dessus de Dieu, Lucifer ! Il n'y avait aucune chance que ça se termine autrement. 

- Ça aurait pu si vous m'aviez tous aidée ! 

Ses yeux lançaient des éclairs et Gabriel se retint de répondre. Toutes ces nouvelles émotions dues à la perte de ses ailes l'envahissaient lentement mais sûrement et il n'était pas sûr d'apprécier ce qu'il ressentait. De la peur. De la colère. Des regrets. 

Il se rendit compte qu'à sa chute, Lucifer avait dû ressentir tout cela aussi. 

- Lucifer, je... Je suis désolé. 

Son visage resta impassible et les yeux rouges ne le quittèrent pas. 

- Je ne voulais pas que tu souffres, continua-t-il. Je savais que tu prenais une mauvaise décision. J'aurais dû essayer de te dissuader au lieu de simplement m'opposer à toi et tes partisans. Tu ne pouvais pas avoir le dessus, Samaël. C'était un combat perdu d'avance et au fond de toi, tu le savais. 

- Arrête avec ce nom. 

Elle se redressa, écrasa sa cigarette entre ses doigts sans se préoccuper de se brûler : 

- C'est Lucifer qui s'est retrouvée seule, sans famille, sans ses ailes, sur une terre peuplée d'humains répugnants et méprisables. C'est Lucifer qui s'est mise à ressentir de plus en plus fort toutes ces émotions qui brûlent en moi aussi sûrement que les feux de l'Enfer. C'est Lucifer qui s'est forgée une place à la tête de l'Enfer et de tous ces démons à la seule force de sa volonté. Tu peux m'appeler Lucifer, Satan, le Diable, Méphistophélès, mais Samaël est morte le jour de sa chute. 

Gabriel ne baissa pas le regard. Sa sœur ne devait sa chute qu'à ses propres erreurs. Comme si elle lisait dans ses pensées, elle sourit et épousseta la paume de sa main couverte de cendres : 

- Je ne suis pas en train de te demander ta pitié. Mais tu as tort. Regarde-toi. Tu obéis sans réfléchir. Dès qu'une vision t'est révélée, tu la suis aveuglément. Tu ne cherches même pas à savoir pourquoi tu es là, si ce que tu fais est juste. Tu ne cherches même pas à comprendre ce qu'Il a en tête. Il fait ce qu'Il veut de nous. Nous sommes des pantins. 

- C'est faux. Nous faisons ce qui est juste. Nous permettons aux âmes d'atteindre le Paradis. 

Un rire amer s'échappa des lèvres de Lucifer. 

- "Ce qui est juste" ? Mais comment sais-tu ce qui est juste et ce qui ne l'est pas ? Qui a défini ces règles ? Les humains ? Toi ? Ou Lui ? Personne n'a la même définition de "ce qui est juste", Gabriel. Et toi, tu suis les ordres sans chercher à trouver ta propre définition. 

L'ange se raidit en entendant son prénom complet. Lucifer ne l'utilisait jamais. Elle préférait son diminutif. Comme si elle sentait son trouble, sa sœur se radoucit soudain : 

- Tu n'es qu'un enfant, Gaby. Tu n'as même pas réfléchi à la vie et tu veux déjà être grand. 

- Peut-être que j'étais comme ça quand tu es partie. J'ai grandi depuis. J'ai décidé d'avoir confiance en Lui. J'aimerais que tu puisses me comprendre. 

Elle soupira et se ralluma une cigarette. 

- Je ne sais pas, Gaby. Peut-être un jour, qui sait ? Les voies du Seigneur sont impénétrables. 

L'ironie grinçante de cette dernière phrase fit se serrer les poings de Gabriel, mais il n'ajouta rien. Lucifer se perdit dans la contemplation des ombres du plafond. Sa voix s'éleva dans la pénombre, lointaine : 

- Ne pense pas que ça ne me manque pas. Le Paradis. Mes ailes. Ma famille. La paix intérieure, où tout apparaît comme une évidence. Mais je n'ai pas de remords. Cette révolution a changé beaucoup de choses. Mais j'avais besoin de changement, je crois. J'apprécie ma nouvelle vie. 

Une sonnerie coupa soudain le silence. Lucifer se redressa vivement et saisit son téléphone en équilibre précaire sur une pile de livres : 

- Ah ! Enfin ! 

- Qu'est-ce que c'est ? 

Gabriel se rapprocha d'elle, intrigué. Elle lui brandit son téléphone sous le nez. Sur l'écran, une photo prenait toute la place : des ailes. Ses ailes. Il les aurait reconnu entre mille. 

- Comme je te le disais, Gaby : une paire d'ailes d'ange chez les humains, ça ne passe pas longtemps inaperçu. 

Lucifer attrapa une veste de smoking blanche et un chapeau assorti. 

- Tu viens ? J'ai pas toute la journée ! 

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