Chapitre 8 : Alastor

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Partie II : Épidémie démoniaque

- Donc je l'ai éventré, normal. 

- Ouais, je comprends, approuva Lucifer en hochant pensivement la tête. 

Elle se tenait adossée nonchalamment au mur de l'une des nombreuses cellules de l'Enfer, trompant son ennui de son mieux en compagnie d'Alastor, bourreau attitré. Chaque jour, les salles reprenaient leur apparence initiale, impeccables et leur prisonnier en pleine santé, de quoi reprendre ce qu'on avait commencé la veille dans de bonnes conditions. Alastor s'occupait d'un détenu bâillonné avec professionnalisme et application, tout en discutant avec Lucifer.

Entre la bête et l'homme, ses yeux jaunes surgissaient d'une face informe recouverte intégralement d'un épais duvet noir. Son corps bossu et ses membres tordus dans des angles improbables le transformaient en une silhouette de cauchemar dont l'ombre seule suffirait à faire fuir les plus audacieux. Des crocs surdimensionnés débordaient de sa bouche et les cornes de chaque côté de son crâne finissaient de réveiller chez les humains cette peur ancestrale qu'il leur avait inspirée quelques siècles auparavant.   

Alastor n'était pas un ami à proprement parler, plutôt un collègue sympathique et un possible compagnon de jeu. Son apparence plus que repoussante, et son obstination à la conserver, l'empêchait de sortir trop souvent de l'Enfer sans causer une chasse aux sorcières. Il n'y voyait personnellement aucun inconvénient mais la majorité des démons n'étaient pas de cet avis.

Lucifer avait donc trouvé un compromis entre les deux parties et avait assigné à Alastor la charge de bourreau de l'Enfer, travail amusant, utile et qui le retenait sous terre presque toute l'année. 

Il poursuivit son récit tout en saisissant une fourche sur le sol : 

- J'arrive toujours pas à comprendre comment on peut caser autant d'intestins dans un humain. Ils ont vraiment besoin d'en avoir des mètres et des mètres chacun ? C'est un vrai problème à déballer, ce truc ! Pas plus tard qu'hier, tiens... 

Lucifer écoutait ces palabres d'une oreille distraite, plus concentrée sur l'humain en plein supplice, pieds et poings liés sur une chaise. L'âme étant immortelle, les souffrances de l'Enfer pouvaient ne pas connaître de fin. De temps en temps, une âme disparaissait de sa cellule, rappelée par le Paradis. Lucifer savait que ce genre d'événements signifiait que l'humain avait suffisamment payé ses crimes selon les autorités compétentes et qu'il avait atteint le point de la rédemption sincère qui n'admettrait jamais de marche arrière. 

Toutefois, elle n'en tirait aucune fierté ou respect envers ces créatures manipulatrices et imbues d'elles-mêmes. Elle était bien placée pour savoir que ces rédemptions étaient rares, que les prisons de l'Enfer étaient étendues et bien remplies, combien il lui aurait été facile d'en détourner encore plus du droit chemin. 

Alors voir cette âme pleurer et se tordre comme elle le pouvait de douleur la laissait de marbre. Le spectacle restait somme toute distrayant. Alastor avait un certain savoir-faire. 

- Tu vois toujours ton frère, alors ? L'ange ? 

Il ne tourna pas le regard vers elle, comme si la réponse lui importait peu, ce qui était probablement le cas. Alastor ne s'était jamais intéressé aux luttes entre les anges et les démons. Il voyait les envoyés du Seigneur comme des empêcheurs de tourner en rond, mais pas des ennemis à exterminer par tous les moyens. Ils étaient là et il fallait faire avec. 

- Gabriel ? Oui. On a un contrat, après tout. 

- Vous faîtes quoi ensemble ? Parce que je pense pas que vous ayez les mêmes centres d'intérêts... 

Elle haussa les épaules avec nonchalance : 

- On se promène parmi les humains, on discute, on se raconte nos vies... On a pas mal de temps à rattraper. 

- C'est vrai ce qu'on dit ? Que tu l'utilises pour une nouvelle révolution ? 

Elle tourna la tête dans sa direction, étonnée : 

- C'est ce qui se dit ? Si ça leur fait plaisir de penser ça, ça les regarde... Mais non. Les révolutions, j'ai déjà donné. Peut-être un jour, si je le sens bien. Mais pas maintenant. Les anges sont encore trop puissants. Quand ils auront perdu l'appui des humains, je réétudierai la question. 

Alastor hocha distraitement la tête avant de se figer soudainement. Sa fourche s'écrasa sur le sol avec un bruit mat. 

Lucifer haussa un sourcil, surprise : 

- Qu'est-ce qu'il t'arrive ? T'as une crampe ? 

Il balaya ses inquiétudes du revers de la main, un grimace sur le visage tandis qu'il se massait l'abdomen : 

- Nan, je me sens pas dans mon assiette, c'est tout. Je suis un peu barbouillé depuis hier soir. 

- T'as fait quelque chose de spécial hier ? 

Il ramassa sa fourche, faisant grincer ses articulations. 

- Non, déclara-t-il finalement. J'ai un peu traîné à Las Vegas puis je suis rentré. 

Nul démon ne pouvait passer par Las Vegas sans assister à l'une des fêtes privées et hautement illégales d'Asmodée. La responsable des jeux dirigeait la totalité des casinos des alentours avec brio depuis plusieurs générations. Régnant en maîtresse incontestée de la ville, la jolie blonde ne voyait ses invitations déclinées qu'en faveur de celles de Lucifer. Cette dernière se fit la réflexion qu'une petite visite à ces festivités s'imposait. Elle pourrait voir son amie, discuter, plus si affinités... 

Se sortant de ses rêveries, Lucifer haussa les épaules, assez peu alertée. 

- T'as dû manger un truc pas frais. 

- Ouais, je me disais bien que ce chat avait une tête bizarre. 

Un rictus de douleur traversa son visage, ce qui le rendit encore plus hideux que d'habitude. Il posa la pointe de sa fourche sur le sol et s'avança de nouveau vers sa victime. Il ne parvint pas à franchir les quelques pas qui les séparaient. Ses jambes difformes se dérobèrent sous lui et il s'étala de tout son long sur le sol. Lucifer n'esquissa pas le moindre geste pour le rattraper et l'observa avec indifférence une poignée de secondes. 

- Alastor ? 

Elle le poussa du bout du pied. Comme il ne réagissait pas, elle lui donna un franc coup dans les côtes. Il resta immobile, sans laisser échapper ne serait-ce qu'un gémissement. Elle s'accroupit et prit son pouls.

Elle jeta une œillade amusée au détenu : 

- On dirait que c'est ton jour de chance. 

Elle saisit le démon à bras-le-corps et le souleva jusqu'à l'extérieur de la cellule. Elle referma la porte derrière elle, son cerveau tournant à plein régime. Elle n'avait pas fait mine d'être inquiète devant le prisonnier, parce qu'elle ne voyait qu'une source d'embarras à laisser supposer que ses lieutenants étaient faillibles face aux humains. 

Mais un démon ne tombait jamais malade. Un démon ne tombait jamais évanoui entre deux phrases. Un démon n'était pas censé subir de défaillance de son propre corps. 

Elle jaugea la silhouette inanimée d'Alastor à ses pieds, sourcils froncés. Ce n'était pas normal. Absolument pas normal. 

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