Chapitre 27 : Problème réglé

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Uriel sursauta presque en entendant la sonnette de son manoir retentir à travers tout le bâtiment. Ses visiteurs se faisaient si rares qu'il en oubliait souvent la mélodie de sa sonnerie. Elle le prenait toujours par surprise.

Il entrouvrit la porte avec méfiance.

- Bonsoir Uriel !

Lucifer n'attendit pas de réponse et força l'entrée à la vitesse d'un boulet de canon. Elle traversa la forêt de piliers d'archives et prit place sur le fauteuil de son frère.

Il la rejoignit d'un pas plus mesuré, après avoir soigneusement fermé la porte.

Sa sœur saisit les lunettes de vue posées sur le bureau et les examina attentivement.

- Je savais que tu n'avais pas de problème de vue. Ce sont des fausses !

Elle tapota les verres du bout des ongles, triomphante.

- Tu ne me feras pas croire que tu portes des lunettes pour te protéger du soleil, soupira-t-il. Qu'est-ce que tu fais là ?

Lucifer retira ses lunettes noires, soudain sérieuse.

- Je...

Elle détourna ses yeux d'Uriel et rejoignit la baie vitrée à pas lents, en pleine réflexion.

- Tu saurais pourquoi Maëlle existe ? Pourquoi ça a fonctionné avec son père et pas avec les autres ?

- Tu ne comptes pas voler l'information dans mes dossiers ?

Elle leva les yeux au ciel.

- S'il te plaît.

Il hésita. Cette Lucifer-là ne s'était pas montrée depuis une éternité. C'était elle, sa grande sœur, qui communiquait avec lui et essayait de ne pas s'énerver pour un rien, qui étouffait sa fierté quand il s'agissait de partager des opinions.

Elle lui tournait le dos mais il se figurait parfaitement ses traits tendus, impatients d'une réponse et vulnérables d'avoir avoué son ignorance.

Il s'adossa à un des piliers de tiroirs :

- Tu n'as pas remarqué que Chamuel était l'ange gardien de Maëlle ?

- Pour qui tu me prends ? Bien sûr que oui.

Elle se tourna pour lui montrer une moue vexée.

- Elle ne le fait pas pour rien. Théodore est l'un de ses miracles. Ses parents ne pouvaient pas avoir d'enfant, elle est intervenue et elle s'est attachée. Elle protège Maëlle pour lui.

Lucifer hocha lentement la tête, assemblant les pièces du puzzle :

- En tant que miracle, une partie de son essence est proche des anges. De moi. Donc ça a fonctionné.

Elle se laissa tomber de nouveau sur le fauteuil d'Uriel avec un petit rire nerveux, ses mains pressées contre ses paupières. Uriel se demanda si elle pleurait. Mais non, ce n'était pas le genre de Lucifer. 

- Pourquoi tu ne me l'as jamais dit ? 

- Je ne l'ai su qu'après coup.

Il s'avança et resta immobile de l'autre côté du bureau, les bras ballants. Le silence de Lucifer lui pesa plus qu'il ne l'aurait souhaité. 

- Pourquoi es-tu réellement venue ? 

- Je viens de te le dire. 

Uriel leva les yeux au ciel. 

- Comme je te l'ai déjà fait remarquer : tu aurais pu me voler ces informations. 

Elle tritura longuement les branches de ses lunettes de soleil, sans lui offrir de réponse. Il patienta. Finalement, elle sortit une feuille pliée en quatre de sa poche. C'était un vieux parchemin, encore en bon état. Les coins se courbaient, sans doute habitués à être roulés plutôt que pliés. Elle déplia le papier avec précaution et le lissa du plat de la main sur le bureau. 

Uriel s'approcha et décrypta le langage ancien qu'il n'avait jamais oublié. 

- C'est le contrat de Lilith, expliqua Lucifer. 

- Je vois. Pourquoi est-ce que tu me l'as apporté ? 

Elle haussa les épaules en se perdant dans la contemplation des jardins. 

- Je ne sais pas quoi en faire. Je ne veux pas en être responsable. 

- C'est toi qui l'a rédigé pourtant. 

Elle reporta son attention sur son frère. Ses cheveux blonds indomptés lui faisaient penser à Mickaël : toujours trop occupé pour s'intéresser à leur apparence. Sa barbe mal entretenue n'avait pas changé depuis la dernière fois qu'ils s'étaient vus. Une bouffée d'amour fraternel lui broya le cœur. Elle remit ses lunettes de soleil. 

- Je te fais confiance. Je ne veux pas m'en occuper. Je ne peux pas m'en occuper. 

Uriel saisit le papier entre ses doigts, le relut une dernière fois. Il sortit un briquet de sa poche et l'approcha du contrat. Le vieux parchemin prit feu instantanément. 

Lucifer sentit le marché conclu se dissoudre dans les flammes ; Lilith devait le sentir aussi. Uriel lâcha la feuille quelques secondes avant qu'elle ne se transforme totalement en cendres. 

Problème réglé, pensa-t-elle avec pragmatisme. Intérieurement, tout son être avait tremblé à la vision du parchemin se recroquevillant sur lui-même sous l'effet de la chaleur. 

- Tu savais que je le détruirais, n'est-ce pas ? 

Elle secoua la tête avec un sourire triste. Heureusement, les verres fumés cachaient ses yeux. 

- Je ne savais pas ce que tu ferais. Je savais seulement que tu prendrais la bonne décision. 

Il observa le feu mourir sur son bureau. Il n'aimait pas brûler des manuscrits. Il n'aimait pas brûler des choses tout court. La destruction ne l'avait jamais attiré. Lucifer, en revanche, ne se gênait jamais pour faire disparaître ce qu'elle ne voulait plus voir. 

- Tu ne pouvais pas le faire toi-même ? 

- J'en étais incapable. 

Elle se leva souplement et se rapprocha de son frère en fixant les restes carbonisés : 

- C'était le contrat qui lui assurait l'immortalité. Le détruire, c'était la tuer. 

- Aucun humain n'est censé être immortel. 

Il cherchait son regard derrière ses lunettes, légèrement inquiet. 

- J'aurais aimé que ce soit faux, murmura-t-elle. 

Elle prit une grande inspiration et s'avança parmi les colonnes de documents. Elle fit résonner ses phalanges contre les tiroirs d'un air pensif, et soudainement toute la peine de ses yeux disparaissait, étouffée de l'intérieur. 

- Je me suis toujours demandée dans quelle section tu rangeais mon dossier. Les "L" pour Lucifer ? Ou les "D" pour Diable ?

Uriel balaya distraitement les cendres du parchemin sur son bureau.

- Les "S". 

- Comme Samaël ? grimaça-t-elle.

Il lui jeta un regard noir, vexé qu'elle le pense capable d'une telle classification :

- "S" pour Sœur.

Lucifer se tourna vers la sortie pour cacher le sourire qu'elle ne contrôlait pas. Elle quitta la pièce sans un mot, le cœur un peu moins lourd qu'elle y était entrée. 

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