Gabriel crut que son cœur allait s'arrêter. Lucifer avait une fille ? Il se redressa derrière la voiture qui lui servait de cachette, sans penser à rester discret. Heureusement, le démon ne sembla pas le remarquer.
La petite fille que Bérith tirait par le bras retenait ses larmes de son mieux. Ses cheveux noirs recouvraient en grande partie son visage, résolument tourné vers le sol. Elle paraissait minuscule à côté du démon, toute tremblante.
Lucifer se figea à sa vue. Gabriel était incapable de dire si elle était heureuse, soulagée ou mortellement inquiète. Son instinct lui criait d'aller secourir la petite humaine en détresse mais les ordres de Lucifer le retenaient. Elle savait ce qu'elle faisait. Il devait lui faire confiance. C'était une affaire de démons.
- Bien sûr, je ne peux pas te la rendre comme ça, précisa Bérith. Il me faudrait une garantie.
- Une garantie ?
Lucifer retira ses lunettes de soleil. Elle avait retrouvé son comportement habituel : léger sourire sur les lèvres, condescendance perceptible. Elle s'avança tranquillement vers le démon sans accorder un regard à l'enfant.
- Tu veux une garantie ? Très bien. Mais une garantie pour quoi exactement ?
Bérith tira la petite fille en arrière avec méfiance. Plus Lucifer s'approchait, plus son attitude devenait terrifiante.
- Tu veux la garantie que je ne te tuerai pas à la moindre occasion ? La garantie que tu seras récompensé pour m'avoir fait chanter ? La garantie que je vais suivre tes règles ?
Elle s'approchait dangereusement, de plus en plus froide, de plus en plus menaçante.
- Tu veux que je joue à ton jeu ? Celui que tu as préparé entre elle et moi ? Parce que ce n'est que ça : un jeu.
La petite fille cacha son visage entre ses mains, le cœur battant à tout rompre. Gabriel pouvait ressentir sa peur de sa cachette, tout comme il pouvait voir le malaise grandissant de Bérith sur ses traits. Lucifer poussa fermement la fillette dans le véhicule d'une main, approchant l'autre du cou du démon.
- Vous n'êtes que des pions qu'elle et moi avançons un par un. Mais comme je suis une très mauvaise perdante, je me suis arrangée pour ne jamais perdre. Tu te demandes sans doute comment ?
Bérith ne fit pas un mouvement pour se dégager de sa poigne, ses yeux incapables de quitter ceux de Lucifer. Elle serra un peu plus ses doigts sur sa gorge tout en refermant la portière de sa main libre. Rapprocha son visage du sien, elle chuchota doucement :
- Je ne joue pas aux jeux dont je ne fais pas les règles.
Bérith lâcha un son étranglé, sans oser baisser le regard. Ses lèvres virèrent au bleu, son visage au rouge. Gabriel se leva soudain :
- Lucifer, arrête !
Elle fit mine de n'avoir rien entendu et força le démon à s'agenouiller. Son instinct le poussa enfin à tenter de desserrer les doigts qui l'empêchaient de respirer.
- Ça doit faire un moment que tu n'es pas mort pour oser m'affronter en personne, reprit-elle. Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ? Ton essence va rejoindre l'Enfer, où quelqu'un se chargera de te trouver un corps parmi les âmes damnées. Tu seras coincé là-bas durant toute ta convalescence.
Gabriel abandonna sa cachette et tira le bras de sa sœur dans une vaine tentative de la faire lâcher prise. Elle ne lui accorda pas un regard, toute à sa victime, ses traits figés par la rage :
- Tu as dû oublier la douleur que cela représente pour un démon, de n'être qu'un pauvre esprit sans force dans ce monde si cruel... Les aiguilles que sont les gouttes de pluie, les brûlures des rayons du soleil, les vents qui te poussent sans cesse...
Son frère la saisit fermement par les épaules et parvint enfin à lui faire lâcher Bérith. Le démon se laissa tomber sur le béton, toussant dans ses efforts pour remplir ses poumons de nouveau. Lucifer se libéra de la poigne de Gabriel et saisit le démon par le col :
- Je vais m'assurer que l'on mette très longtemps à te trouver un corps.
Sans laisser le temps à l'ange de réagir, elle frappa violemment la tête de Bérith contre la voiture. Le craquement sonore et le sang qui s'écoula de la blessure suffirent à faire reculer Gabriel de plusieurs pas. Son visage était pâle, les lèvres pincées, les yeux fixés sur le corps sans vie.
Lucifer resta quelques secondes accroupie près du cadavre, la tête entre ses mains. Les démons mécontents allaient encore jaser, certains de ceux qui appréciaient Bérith risquaient de s'opposer à son autorité...
Elle se releva et remit ses lunettes de soleil le plus naturellement du monde. Cette journée pouvait encore bien se terminer. Elle prit place derrière le volant en claquant la porte du conducteur. La petite fille s'avança à quatre pattes sur la banquette arrière pour jeter un coup d'œil à l'extérieur. Son regard glissa sur le corps ensanglanté sans s'y arrêter, puis fixa longuement l'ange qui ne savait plus quelle conduite tenir.
Lucifer baissa la vitre :
- C'est bon, Gaby ! Tuer des démons, c'est ton boulot, non ?
Il secoua la tête :
- C'est celui de Michaël. Je m'occupe des âmes égarées.
- Tu sais où va celle-là au moins. Bouge ! Tu voulais venir, tu suis le rythme !
Il s'assit avec elle au devant de la voiture, à contre-cœur. La fillette à l'arrière glissa la tête entre les deux sièges et tourna ses grands yeux bleus interrogateurs vers Lucifer :
- Il est où Papa ?
Sa mère démarra le véhicule sans la regarder.
- Chez vous. Je te ramène. Il était très inquiet.
- Il faut que vous mettiez vos ceintures, leur rappela Gabriel.
Elles soupirèrent à l'unisson mais s'exécutèrent. Lucifer était plus détendue que sur le précédent trajet, même si elle ne décrocha pas un mot de plus. Gabriel profita du silence seulement comblé par le ronronnement du moteur pour observer la petite fille.
Elle observait sagement les rues défiler par la fenêtre de ses yeux bleus, les mains collées à la vitre. Ses cheveux noirs étaient semblables à ceux de Lucifer et ressortaient joliment sur sa peau pâle. Comme sa mère, elle savait hypnotiser le regard de ses observateurs, inconsciemment encore, avec l'innocence de son jeune âge. Peut-être qu'en grandissant, elle développerait cette même capacité à capter l'attention de tous, à inspirer l'admiration ou la méfiance de ses semblables. Elle ne devait pas avoir plus de sept ans. Sept ans déjà qu'elle était sur Terre et personne n'en avait entendu parler.
Il coula un regard vers Lucifer, qui gardait résolument les yeux fixés sur la route.
- Il va falloir qu'on parle, lui chuchota-t-il.
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Le Droit Chemin
Ficção GeralDu fin fond de son Enfer, Lucifer s'ennuie. Torturer des âmes, élaborer des contrats, attirer l'humanité dans ses souterrains pour l'éternité, toutes ces distractions ne lui suffisent plus. C'est ainsi que la souveraine de l'Enfer décide de renouer...